« Les gens seraient étendus sur la plage ou bien, sirotant un apéritif, ils s'apprêteraient à déjeuner, et ils entendraient causer de Montaigne sur le poste. Quand Philippe Val m'a demandé de parler des Essais sur France Inter durant l'été, quelques minutes chaque jour de la semaine, l'idée m'a semblé très bizarre, et le défi si risqué que je n'ai pas osé m'y soustraire.
D'abord, réduire Montaigne à des extraits, c'était absolument contraire à tout ce que j'avais appris, aux conceptions régnantes du temps où j'étais étudiant. À l'époque, l'on dénonçait la morale traditionnelle tirée des Essais sous la forme de sentences et l'on prônait le retour au texte dans sa complexité et ses contradictions. Quiconque aurait osé découper Montaigne et le servir en morceaux aurait été aussitôt ridiculisé, traité de minus habens, voué aux poubelles de l'histoire comme un avatar de Pierre Charron, l'auteur d'un Traité de la sagesse fait de maximes empruntées aux Essais. Revenir sur un tel interdit, ou trouver comment le contourner, la provocation était tentante.
Ensuite, choisir une quarantaine de passages de quelques lignes afin de les gloser brièvement, d'en montrer à la fois l'épaisseur historique et la portée actuelle, la gageure paraissait intenable. Fallait-il choisir les pages au hasard, comme saint Augustin ouvrant la Bible ? Prier une main innocente de les désigner ? Ou bien traverser au galop les grands thèmes de l'oeuvre ? Donner un aperçu de sa richesse et de sa diversité ? Ou encore me contenter de retenir certains de mes fragments préférés, sans souci d'unité ni d'exhaustivité ? J'ai fait tout cela à la fois, sans ordre ni préméditation.
Enfin, occuper l'antenne à l'heure de Lucien Jeunesse, auquel je dois la meilleure part de ma culture adolescente, c'était une offre qui ne se refuse pas. »
En 40 chapitres, Antoine Compagnon interprète Montaigne d'une façon claire, limpide, drôle. De l'engagement jusqu'au trône du monde en passant par la conversation ou l'éducation. Professeur au collège de France, ce grand spécialiste de l'autobiographie nous présente un Montaigne estival qui permet de bronzer notre âme.
Marcel Proust se répétait Chant d'automne de Baudelaire :
« J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre/
Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer,
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer ».
Peut-être aucun poète ne nous t-il a laissé autant d'images durables et de vers mémorables. Il fut le poète du crépuscule, de l'ombre, du regret, de l'automne. Mais il est l'homme de tous les paradoxes. Il y a d'ailleurs chez lui une perpétuelle nostalgie du soleil sur la mer, du soleil de midi en été : «Adieu, vive clarté de nos étés trop courts ».
L'été pour Baudelaire fut celui de l'enfance. Un été à jamais révolu. Et sa poésie est aussi la recherche de ce paradis perdu. Moderne et antimoderne, Baudelaire est d'une certaine manière notre contemporain. Aucun poète n'a mieux parlé des femmes - des femmes et de l'amour - que Baudelaire dans quelques poèmes sublimes comme La Chevelure ou L'invitation au voyage.
Ce fut un homme blessé, un cruel bretteur, un fou génial, un agitateur d'insomnies.
Baudelaire aura été l'un des plus lucides observateurs de la désacralisation de l'art dans le monde moderne, lui qui admirait tant la peinture de Delacroix et de Manet. Dandy et proche des chiffonniers, anarchiste de gauche puis de droite, il fut l'homme de tous les paradoxes et originalités.
En 30 chapitres qui sont autant de diamants noirs, Antoine Compagnon aborde le réalisme et le classicisme de Baudelaire, le rôle de Paris et de Honfleur, de la ville et de la mer mais aussi le rire, la procrastination et le catholicisme. Dans le même esprit qu'Un été avec Montaigne, « à sauts et à gambades », Antoine Compagnon nous fait redécouvrir Les Fleurs du mal et Les Petits poèmes en prose en nous faisant partager un Baudelaire inclassable et irréductible.
Auprès de la question théorique ou historique traditionnelle : « Qu'est-ce que la littérature ? », se pose avec plus d'urgence aujourd'hui une question critique et politique : « Que peut la littérature ? » Quelle valeur la société et la culture contemporaines attribuent-elles à la littérature ? Quelle utilité ? Quel rôle ? « Ma confiance en l'avenir de la littérature, déclarait Calvino, repose sur la certitude qu'il y a des choses que seule la littérature peut nous donner. » Ce credo serait-il encore le nôtre ?
« Je ne savais pas comment nommer cette dernière leçon, oscillant entre les deux voies que je me suis efforcé de suivre tout au long de ce dernier cycle de cours et durant l'avant-dernière heure encore : une tentation mélancolique, celle des artistes qui réclament une "seconde chance" pour réaliser enfin leur chef-d'oeuvre, et une espérance rédemptrice, chez ceux qui acceptent de n'être rien de plus que l'avatar d'une lignée. Polarité qui ne concerne pas seulement les créateurs, mais peut-être bien aussi les professeurs. » Dans sa quête d'un titre pour sa leçon de clôture prononcée au Collège de France en janvier 2021, Antoine Compagnon convoque ses auteurs de prédilection - de Montaigne à Proust, en passant par Chateaubriand et Baudelaire - et se livre à une série de variations sur le départ, la cessation d'activité, l'immortalité.
D'Un été avec Baudelaire à l'hiver numérique, ou plutôt au printemps du numérique car l'une des caractéristiques de notre époque est la révolution virtuelle.
Partant de l'exemple de Baudelaire et de son appréhension contradictoire par rapport à la technique et au monde moderne, Antoine Compagnon se confronte avec candeur et humour aux nouvelles technologies. Il faut dire que notre spécialiste mondial des Fleurs du mal et des Essais de Montaigne est aussi un ancien polytechnicien et ingénieur des Ponts et Chaussées. En quarante chapitres drôles et particulièrement piquants, Antoine Compagnon effectue des incursions désopilantes dans le monde de google, d'Amazon, de Wikipédia, des moocs, de ces êtres désormais puissants dans les universités américaines que sont les "digital officers". Confrontant en permanence l'ancien monde du papier et des archives à celui du tout numérique, n'hésitant pas à évoquer sa vie personnelle, et ses « prothèses » numériques mais aussi ses cours dans le monde entier, au Japon, en France aux États-Unis, au Québec, Antoine Compagnon se révèle un « geek » et un « nerd » particulièrement poétique et drôle sans parti pris révélant tantôt l'absurde de notre univers virtuel, ou au contraire son apport considérable à notre civilisation.
Ces petits billets ont été publiés pendant une année dans le Huffington Post.
Along with the theoretical or traditionally historical question "What is literature?", the critical and political question "What can literature do?" begs an answer. What value do contemporary society and culture ascribe to literature? What utility? What role? "My confidence in the future of literature", wrote Italo Calvino, consists in the knowledge that there are things that only literature can give us, by means specific to it". Is this still relevant to us today?
En 1914, Albert Einstein avait été invité à donner les conférences Michonis au Collège de France, organisées à partir de 1905 grâce au mécène Georges Michonis, pour y accueillir des savants étrangers. L'entrée en guerre l'empêcha de venir à Paris. Sous l'impulsion de Paul Langevin, professeur de Physique générale et expérimentale (1909-1946), l'invitation fut renouvelée en février 1922, peu après les tests de la théorie de la relativité générale effectués par l'astronome Sir Arthur Eddington en 1919, qui contribuèrent à la renommée mondiale d'Einstein. Le Collège se singularisera encore par la suite dans la réception des idées d'Einstein, en créant, en 1933, une chaire pour le physicien, qui avait fui l'Allemagne. Ayant déjà accepté un poste à l'Institut des études avancées de Princeton nouvellement créé (1930), Einstein n'occupera jamais cette chaire. Avec pour fil conducteur la visite d'Einstein au Collège, ce 3e volume de la collection s'intéresse à l'impact des idées d'Einstein sur la physique française et, plus largement, dans la formation des savoirs et des arts (des années 1910 jusqu'à la Seconde Guerre mondiale) en France et au-delà. Contrairement à Freud et à Darwin, dont l'accueil au Collège a été difficile, accueil qui a fait l'objet de deux volumes précédents de la collection, la théorie de la relativité d'Einstein y a très tôt été présentée par Langevin, qui en a fait le sujet de ses cours dès 1910-1911. D'autres professeurs du Collège s'y sont intéressés (Léon Brillouin [Physique théorique, 1932-1949], Frédéric Joliot [Chimie nucléaire, 1937-1958] et André Lichnérowicz [Physique mathématique, 1952-1986], de même que des professeurs de philosophie, de poétique et d'histoire (Henri Bergson, Paul Valéry [Poétique, 1937-1945]), Lucien Febvre [Histoire de la civilisation moderne, 1933-1949], ou Maurice Merleau-Ponty [Philosophie, 1952-1961]) pour nous limiter à ces quelques noms. Ce volume découle d'un colloque organisé par Antoine Compagnon (Littérature française moderne et contemporaine), Jean Dalibard (Atomes et rayonnement) et Jean-François Joanny (Matière molle et biophysique) les 11 et 12 juin 2018, dans le cadre du projet « Passage des disciplines : histoire globale du Collège de France, xixe-xxe siècle », qui porte sur l'évolution des matières enseignées aussi bien que celles qui n'y ont pas été admises et qui forment un « Collège virtuel », depuis la fin du xviiie siècle jusqu'aux années 1960. Il est dirigé par Antoine Compagnon, avec la collaboration de Céline Surprenant et reçoit le soutien financier de PSL (2016-2019), et de la Fondation Hugot.
La théorie de Darwin aussi bien que sa réception scientifique, littéraire et politique en France continuent d'être matière à débat. Les controverses qu'elle a suscitées à partir de la première traduction française de L'Origine des espèces en 1862 n'ont pas été le seul fait des naturalistes, des géologues ou des paléontologues. De nombreux autres savants se sont préoccupés de l'impact du darwinisme sur leur discipline, notamment en philologie, dans les mathématiques, la linguistique, la psychologie comparée, l'histoire ou la philosophie. Les auteurs des textes réunis dans Darwin au Collège de France montrent que le Collège de France constitue un point de référence idéal pour étudier les idées de Darwin et leur réception ainsi que la manière dont elles ont pu jouer sur la formation des disciplines du milieu du xixe siècle jusqu'à aujourd'hui. Parmi les défenseurs ou les adversaires français du darwinisme, on compte en effet plusieurs de ses professeurs, à commencer par Pierre Flourens, dont l'Examen du livre de M. Darwin (1864) a été l'un des premiers comptes rendus hostiles de L'Origine des espèces. D'autres figurent encore dans la liste : Ernest Renan, Edgar Quinet, Théodule Ribot, Jean-Charles Lévêque, Étienne-Jules Marey, Jean-François Nourrisson, Michel Bréal, Gabriel Tarde, Henri Bergson, Étienne Gilson. À cette liste s'ajoutent les professeurs de biologie, de médecine, de paléontologie, de neurosciences, ou d'économie politique. Le colloque, dont les contributions sur quelques-uns des savants mentionnés ci-dessus sont réunies dans le deuxième volume de la collection « Passage des disciplines », a été organisé par Alain Prochiantz et Antoine Compagnon dans le cadre du projet « Passage des disciplines : Histoire globale du Collège de France, xixe siècle - xxe siècle », qui s'intéresse à l'évolution des matières enseignées aussi bien que celles qui ont n'y ont pas été admises et qui forment un « Collège virtuel », depuis la fin du xviiie siècle jusqu'aux années 1960. Il est dirigé par Antoine Compagnon, avec la collaboration de Céline Surprenant et le soutien financier de PSL (2016-2019), et de la Fondation Hugot.
Qu'en a-t-il été de la réception de Sigmund Freud au Collège de France, « pépinière » de l'innovation scientifique ? C'est la question à laquelle tentent de répondre les auteurs des études rassemblées dans ce volume, en se penchant sur quelques professeurs du Collège de France, dont les enseignements et l'oeuvre jalonnent la réception des idées freudiennes en France : Alfred Maury, Pierre Janet, Henri Bergson, Paul Valéry, Marcel Mauss, Émile Benveniste, Maurice Merleau-Ponty, Jean-Pierre Vernant, Claude Lévi-Strauss, Michel Foucault. Ces études reprennent des interventions au colloque « Freud au Collège de France, 1885-2015 », qui s'est tenu les 16 et 17 juin 2015 au Collège, et qui a été organisé dans le cadre du programme de recherche « Passage des disciplines », dirigé par Antoine Compagnon, en collaboration avec Céline Surprenant. Ce programme s'intéresse à l'évolution des matières enseignées depuis la fin du xviiie siècle jusqu'aux années 1960 au Collège, en relation avec d'autres grands établissements parisiens, français et internationaux. Freud au Collège de France inaugure la collection « Passage des disciplines », et dans celle-ci, une série de volumes dédiée à la réception au Collège de France, de « fondateurs de discursivité », pour reprendre l'expression de Michel Foucault, dont Darwin (2019), Einstein et Durkheim (2020).