Les éditions anthologiques ou intégrales des Mémoires, abondamment présentées et annotées, sont nombreuses, mais elles ne rendent pas toujours facile l'abord d'une oeuvre qui demeure réservée à un public restreint. Cet extrait autosuffisant, centré autour de la vie d'un personnage, constitue une approche éditoriale inédite et offre une porte d'entrée intéressante pour découvrir Saint-Simon.
Le passage que le mémorialiste consacre à la vie du fameux duc de Lauzun séduit par sa dimension puissamment romanesque. De pauvre cadet de Gascogne, Lauzun devient le favori du roi avant de sombrer dans la plus profonde disgrâce en raison de comportements parfaitement incroyables : entre autres choses, il se cache sous le lit où Louis XIV est allongé avec Mme de Montespan pour écouter ce qu'il se disent à son sujet ; enferme le monarque dans une pièce où sa maîtresse doit le retrouver, avant d'en jeter la clef dans le lieu d'aisance où lui-même s'est tapi... Outre son intérêt narratif, cette vie de Lauzun questionne certaines idées profondément ancrées : Louis XIV, le plus absolu de nos rois, étonne par le choix d'un favori incontrôlable avec lequel il se montre longtemps plus que compréhensif ; et Saint-Simon, qu'on sait habité par des principes moraux et hiérarchiques immuables, apparaît ici plein d'intérêt et d'affection pour un homme pourtant bien éloigné de son système de valeurs.
Ce « roman » est enrichi d'un dossier d'annexes, composé essentiellement de textes écrits par Saint-Simon dans les années 1730, qui permet de faire découvrir des écrits aussi méconnus qu'exceptionnels du mémorialiste.
Un Dubois noir et rouge, l'aimable Gualterio, l'implacable et doux Fleury, les ministres d'Argenson, Maurepas, le roide Berwick, l'exquis Valincour, le sulfureux Richelieu...
: autant de correspondants, plus ou moins épisodiques, de Saint-Simon. Dès que, hors Mémoires, ils apparaissent au fil des temps, en l'une ou l'autre des quelque 370 lettres ou billets ayant échappé au désastre, quelle proximité des personnages, et, si variables sont les "effets d'optique", quelle neuve présence que celle du seigneur de La Ferté ou du bourgeois de Paris, par ailleurs héros fabuleux et intermittent, toujours et plus que jamais occupé du monde, à l'instar d'une incroyable princesse des Ursins, dite Ursa major ! Sur arrière-plan d'histoire est ici proposée une gerbe d'écrits contrôlés, commentés et trop peu connus, joints à d'autres textes justement célèbres- la Lettre à Louis XIV, sommation d'un "Nathan invisible", où passent les ombres de Fénelon et des prophètes ; la Note "Saint-Simon", mémorial d'une lignée et histoire d'une vie - avant Chateaubriand...
-, si éloquente en sa trajectoire ; divers extraits dans lesquels, parmi d'éblouissantes caracoles stylistiques, au long d'un tracé trop pointilliste, hélas ! s'expriment la constance d'une foi, les lignes de force d'une idéologie, les pentes d'une rêverie aisément fascinée. Ces pages ne laissent pas d'enrichir et nuancer, hors écran, par-delà leur rhapsodie même et les emblèmes d'un Moi hyperbolique, et malgré les ellipses de la temporalité, l'image, faussement marginale et autrement authentique, du plus irremplaçable des écrivains.