Quarante minutes d'insultes (« Chiennes de juives », « Youpines », « T'es une pute, en plus t'es juive ») et de violences physiques, quarante minutes d'«enfer» vécues par deux élèves, entourées par une douzaine d'autres qui exigent d'elles qu'elles demandent « pardon d'être juive » : ce n'est pas la « Nuit de cristal », c'est seulement un collège parisien, en mars 2002.
À l'apogée de la poussée antisémite en France, cette violence perpétrée en milieu scolaire témoigne de la décrépitude des valeurs qui fondent la République et assurent l'intégration des nouveaux citoyens autour d'un consensus minimal alors que s'affirment à nouveau l'antisémitisme, le racisme, le sexisme, l'irrespect et un climat de violence larvée marqué par la peur de nombreux adultes (et leur embarras) devant l'offensive islamiste. Comment le poison de l'antisémitisme a-t-il réinvesti notre pays ? Pourquoi l'institution scolaire se trouve-t-elle au centre de cette tourmente ?
À l'origine de ce livre, le constat alarmé de professeurs de l'enseignement secondaire d'académies de la région parisienne qui tous font état, depuis une dizaine d'années, de leurs difficultés à enseigner la Shoah dans des classes à forte composante maghrébine et qui ont vu s'installer une oppression violente, archaïque et raciste parmi leurs élèves. Il fallut un long temps avant qu'ils consentent à s'exprimer sur un. sujet qui leur faisait honte. Ces témoignages, qui viennent après la secousse du 11 septembre dans leurs établissements, et l'ouvrage tout entier, entendent mettre en lumière un certain délitement culturel et politique de la nation, ces territoires perdus de la République.
Dans les quartiers et les cités où le chômage de masse et la précarité qu'il engendre font des ravages, la population immigrée d'origine et française de nationalité s'est souvent sentie abandonnée par les pouvoirs publics. Le ressentiment d'une partie de la communauté d'origine maghrébine s'est égaré dans l'antisémitisme (ce socialisme des imbéciles comme le qualifiait il y a plus d'un siècle déjà August Bebel), sous le coup d'hommes habiles à exploiter failles identitaires et souffrances sociales. À cet égard, la violence faite aux Juifs sonne au premier chef comme la révolte de gens sans appartenance, mal accueillis et souvent mal intégrés. Mis en lumière par le conflit du Proche-Orient, cet antisémitisme n'en est pourtant pas né. Bien antérieur à la seconde Intifada , il a sa logique propre, inséparable de l'histoire coloniale et précoloniale du Maghreb.
Par sa démarche originale qui consiste à marier les approches économiques et sociales, mais surtout historiques et culturelles, propres à rendre compte de la vague antisémite, Emmanuel Brenner montre comment, en affectant une partie de la société française, celle-ci illustre la crise profonde de la nation et de la République.
Les Territoires perdus de la République, né du constat alarmé de professeurs de l'enseignement secondaire de la région parisienne, a paru pour la première fois en septembre 2002. Les auteurs de l'attaque terroriste des 7-9 janvier 2015 avaient alors treize ans : ils étaient collégiens dans des établissements peu ou prou semblables à ceux évoqués dans le livre, au sein desquels il se produisait des « incidents » à caractère antisémite, raciste et sexiste.
Nos témoignages et analyses venaient après la secousse du 11 Septembre. La violence perpétrée en milieu scolaire donnait à voir la décrépitude déjà grande des valeurs qui fondent la République et assurent l'intégration des nouveaux citoyens et de leurs enfants. L'offensive islamiste se renforçait de la démission et du déni auquel notre livre se heurta encore. Douze ans après, il nous a bien fallu ouvrir tout à fait les yeux. Ce n'est plus seulement l'institution scolaire qui est confrontée à l'antisémitisme, à l'islamisme et au sexisme, c'est toute la société : à force de déni, le mal s'est étendu bien au-delà des banlieues et de leurs écoles.