Suivre « pas à pas » et « avec franchise » toute la série de ses études : c'est précisément ce que Vico (1668-1744) se proposait de faire dans son autobiographie Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même, parue en 1728.
Mais, parce que placée dans la perspective de la polémique contre la diffusion du cartésianisme à Naples, cette reconstruction a posteriori eut pour effet de léguer une image du penseur toute orientée vers un but : la conception de la Science nouvelle.
Rompant avec cette artificielle perspective, Raffaele Ruggiero raconte une autre histoire de Vico. Il rend leur pleine autonomie à toutes les expériences intellectuelles du savant penseur : sa formation, ses études juridiques, son engagement littéraire, son invention d'une nouvelle rhétorique de la science. Il révèle la multiplicité des inspirations culturelles qui ont façonné sa physionomie unique de philosophe et d'écrivain, et l'articulation complexe de ses intérêts scientifiques destinés à remodeler l'encyclopédie des savoirs à l'aube de la modernité.
Convoquant toutes ses oeuvres, le replaçant dans son contexte, celui d'un protagoniste de la République des Lettres à l'époque des Lumières, Raffaele Ruggiero expose le rapport ambigu et passionnant de Vico à ses sources et à ses fantômes polémiques.
Cet essai résulte des décennies de fréquentation de l'oeuvre de Baudelaire par le grand lettré qu'est Roberto Calasso. Au travers d'une lecture intime du texte, mais aussi de la connaissance des multiples récits, correspondances de l'auteur, Roberto Calasso a atteint une expertise peu égalée de l'oeuvre de Baudelaire. Pour célébrer le bicentenaire de la naissance du poète, à l'invitation du musée d'Orsay et des Belles Lettres, il s'est replongé dans ses lectures, pour en extraire des leçons sur ce qui fait la radicale irréductibilité de l'oeuvre de Baudelaire, de sa sensibilité et de sa conception du monde.
Il est des lieux que la plupart des hommes évitaient depuis des millénaires et devant lesquels ils éprouvaient peur et effarement : les montagnes, les océans, les forêts, les volcans. Inhospitaliers, hostiles, désolés, ils font songer à la mort et leur démesure humilie, leur puissance menace : ils rappellent à chacun son existence précaire et passagère.
Après avoir détaillé les enjeux philosophiques de la notion de sublime associée à la nature sauvage, Remo Bodei évoque ces lieux dans lesquels le sublime s'incarne. Les montagnes par leur verticalité ont ainsi fréquemment représenté l'allégorie du sacré. A la fin du XVIIe siècle, les voyageurs anglais du Grand Tour expriment leur fascination pour les Alpes, un « spectacle horrible et beau ». Avec le romantisme, l'âme du contemplateur frissonne avec la nature. Cependant Hegel, déjà, s'inscrit dans une logique nouvelle de domination technique des montagnes. Avec lui, le sublime migre de la nature à l'Histoire.
L'Océan a longtemps effrayé. Et le port était espéré comme un havre de paix. Ce n'est plus le cas au XIXe siècle comme le montre Baudelaire dans « Le Voyage » : la modernité s'accommode de l'errance. Les forêts ont longtemps été considérées comme dangereuses, inquiétantes, puis elles ont été domestiquées et l'Homme s'est contenté d'y éprouver le frisson du sacré en plein midi ou au crépuscule. Les volcans sont sublimes en ce qu'ils combinent l'élévation verticale et les entrailles inquiétantes. Le désert, lieu de solitude nous invite aussi à la solitude intérieure.
Le présent ouvrage comporte les articles et les entretiens de Pierre Guyotat de 1983 à nos jours. On y rencontrera aussi bien des écrits sur le théâtre, des confidences autobiographiques, des réflexions sur l'écriture dans son devenir le plus primitif, que des récits de promenade à vélo. Un florilège saisissant pour les lecteurs de Guyotat comme pour tout curieux qu'intriguerait le parcours singulier d'un écrivain qui, s'il fit scandale, ne cessa de bâtir son oeuvre avec une cohérence et une sincérité hors normes.
Pierre Guyotat est né en 1940 dans un petit village de la Loire ; il attend ses 19 ans pour lui faire les infidélités d'une vie faite de petits boulots dans la capitale. Autodidacte, il se met à écrire très jeune, encouragé par René Char dès ses 16 ans. Son premier roman, Sur le cheval, paraît en 1961 (publié par Jean Cayrol au Seuil).
Profondément marqué par son expérience de soldat pendant la guerre d'Algérie, il publie en 1964 Ashby (le Seuil), puis le Tombeau pour cinq cent mille soldats en 1967 (Gallimard) ; tous deux provoquent un scandale médiatique. Mais c'est avec Eden, Eden, Eden (préfacé par ses amis d'alors, Michel Leiris, Roland Barthes et Philippe Sollers) que la publication en 1970, chez Gallimard, est la plus mouvementée, allant jusqu'à la censure. Pierre Guyotat n'en poursuit pas moins avec férocité son entreprise de transformation de la langue, d'abord perceptible dans Prostitution (1975, Gallimard) et écrit de plus en plus régulièrement pour le théâtre, collaborant avec des metteurs en scène comme Antoine Vitez. Après une période trouble et ouateuse, qui le mènera jusqu'au Coma, titre d'un récit autobiographique paru en 2006, Pierre Guyotat se replonge dans son histoire et celle de sa famille, dont plusieurs membres furent engagés dans la Résistance française, donnant jour à la série Formation, Arrière-fond et Idiotie, publiée chez Gallimard de 2007 à 2018. Le récit fébrile et sensuel de ses jeunes années, Idiotie, a été couronné en 2018 par le prix Médicis, le prix de la langue française et le prix spécial du jury Femina.
Cet ouvrage présente d'abord l'ensemble de la production textuelle chinoise entre le VIème et le IIème siècle avant notre ère, un paysage dont les découvertes archéologiques des cinquante dernières années ont renouvelé la compréhension. Il nous donne à goûter l'extraordinaire fécondité de l'entreprise de pensée dévoilée par cette production. Une fécondité qu'on éprouve mieux encore lorsque a question « comment lire ? » est posée de manière transversale, pour l'ensemble des classiques par rapport auxquels les cultures se sont définies. Il parcourt ensuite le massif textuel ainsi dégagé, montrant d'abord son unité organique, la démarche par laquelle la Chine ancienne a pensé aussi bien l'Unité que la diversité des phénomènes. Puis il détaille les différentes options qui furent articulées autour de questions qui restent les nôtres : le marquage de la différence des sexes, des générations et des classes ; la manière dont se construit et se conteste l'ordre rituel et symbolique ; le partage du langage et les enjeux liés au basculement du sens des mots.
Les Grecs et des Romains nous ont légué toutes sortes de récits, merveilleux ou effrayants, toujours énigmatiques et fascinants. Les lectures ne cessent de s'ajouter aux lectures, les critiques aux explications, les déconstructions aux déconstructions. Nous ne cessons de recevoir et de nous approprier cette mythologie.
Il ne s'agit pas d'en proposer une nouvelle interprétation.
Il s'agit d'examiner comment les Grecs et les Romains euxmêmes la recevaient. Sans rien concéder au vertige de la distance ethnologique, on vérifiera sans précautions que les récits mythiques de l'Antiquité s'accommodent d'une proximité aujourd'hui oubliée, peut-être perdue, mais possible.
Andrea Marcolongo reprend le mythe des Argonautes par Apollonios de Rhodes pour raconter l'histoire universelle et toujours actuelle du délicat passage à l'âge adulte d'un jeune homme, Jason, parti à la quête de la légendaire toison d'or, et d'une jeune fille, Médée, qui trouvent la « part du héros » à travers le voyage et l'amour. C'est le récit de l'art difficile de partir en laissant la terre ferme pour passer le seuil que nous devons franchir chaque fois que nous sommes confrontés à la puissance d'un événement qui nous change à jamais. Pour devenir grands, quel que soit notre âge. Puisque prendre la mer signifie s'exposer au risque de faire naufrage, l'auteur accompagne les vers du poète de passages d'un livre anglais de 1942, How to Abandon Ship (Comment abandonner un navire), d'une prose plus sobre mais émouvante et qui, en dépit de son titre, n'est pas un mode d'emploi pour fuir, mais un précis de stratégies pour résister et survivre aux naufrages de la vie.
Après le best-seller La Langue géniale, Andrea Marcolongo retourne à l'écriture pour raconter son voyage personnel vers cette Ithaque tant convoitée qu'est l'âge adulte. La seule façon pour elle, sans doute la plus sincère, de répondre aux questions de ses nombreux lecteurs. Y a-t-il encore une place pour le passé dans notre avenir ? Pourquoi la peur doit-elle être un sentiment dont il faut avoir honte ? Pourquoi ne nous sommes-nous jamais sentis aussi seuls dans toute l'histoire de l'humanité ? Pourquoi, chaque jour, nous tous - Argonautes humains du temps présent - traversons-nous des mers pour devenir différents de ce que nous étions lorsque nous avons quitté le rivage ?
Giacomo Casanova (1725-1798), immense écrivain et penseur, s'est lentement constitué comme sujet au fil de la rédaction de l'Histoire de ma vie, en doutant toujours de parvenir à vaincre ses deux adversaires majeurs, le hasard et la nécessité. Le présent essai, sans suivre une chronologie externe, égrène les moments décisifs de ce parcours, et leur préparation : à ce fils d'actrice, pratiquement abandonné à ce qu'il ne voulait pas être son sort, il importait de faire le choix d'une activité et d'un gagne-pain. Ses projets, souvent suivis de pratique, dans l'ordre des mathématiques et de la finance, de l'industrie et de l'agriculture, du journalisme et théâtre, abondèrent, comme le montrent aussi ses écrits autres que l'Histoire de ma vie. Mais la voie majeure fut celle de l'entregent, cet art de saisir les rapports et relations des autres, pour s'y insérer avec profit : sa carrière d'occultiste autoproclamé, racontée avec beaucoup d'humour, reposait sur cette savante perception, mais il préféra le rôle de metteur en scène où il s'incluait parmi les acteurs et dont il donne de savoureux exemples dans l'Histoire de ma vie, projet des projets, qui passa aussi par l'élection d'une langue qui ne fût pas maternelle.
Bien entendu, on ne saurait oublier la longue cohorte des aventures érotiques qui font cependant de Casanova l'opposé de la figure d'opéra Dom Juan : dans la suite mobile des aventures de Giacomo, un rêve qui, poursuivi et recommencé, visait l'unicité toujours fuyante du sujet : il eut l'ambition de maîtriser le titillement du hasard et la passivité de la sensation. Avec quelques femmes-philosophes, il cherchait une autre voie, un chemin vers l'unicité du sujet et de l'objet qui réduirait l'écart entre ses deux langues, entre l'esprit et la chair, entre la fidélité et l'inconstance. La suite amoureuse ne procédait pas alors d'une accumulation par addition, mais dérivait de la soustraction qui aboutissait, par un calcul différentiel, à la part infinitésimale de l'unicité.
Le 6 juin 1924, 7 000 m d'altitude : deux hommes quittent leur camp perché sur une vire de glace. Objectif : le sommet de l'Everest, encore jamais gravi. On ne les reverra jamais vivants. Avec George Mallory, âgé de 37 ans, le monde perd le meilleur alpiniste britannique de sa génération.
Qui sont ces hommes qui, quelques années après la Première Guerre mondiale, sont partis au coeur de l'Himalaya, dont il n'existe même pas de cartes ? C'est ce que nous raconte Wade Davis, qui nous emmène de l'Angleterre aux Indes, des tranchées de 14-18 aux confins encore inexplorés du Tibet, des sables ensanglantés d'Irak et de Gallipoli aux sommets immaculés de l'Himalaya.
Intrigues diplomatiques entre la Grande-Bretagne et la Russie tsariste et bolchevique, négociations secrètes entre le Raj indien et le dalaï-lama : l'aventure de l'Everest ne fut pas qu'un haut fait de l'alpinisme ; après une victoire militaire qui laissait les vainqueurs aussi exsangues que les vaincus, elle représenta, pour les rares soldats revenus vivants mais à jamais meurtris, et pour un pays qui avait perdu toute foi en lui-même, un symbole puissant d'espoir et de rédemption nationale.
Grâce à Wade Davis, nous découvrons les hommes remarquables qui ont mené cette aventure à bien, anciens soldats pour la plupart, géographes, médecins, explorateurs, naturalistes et alpinistes. Ils ont parcouru à pied, à dos de mule et de cheval des milliers de kilomètres dans un territoire jamais exploré ni cartographié, affrontant les chaleurs de l'Inde et les rigueurs glacées du Tibet, l'oeil fixé sur un nouveau Graal : le sommet de l'Everest.
Reprenant les textes du canon, d'Homère à Platon, en passant par Hésiode, les Hymnes homériques, la poésie lyrique, Eschyle, Sophocle, Euripide et Aristophane, Donatien Grau et Pietro Pucci invitent à un voyage au travers de cette littérature que l'on pense si bien connaître. Étudiant aussi bien des extraits célèbres que des textes moins connus, ils permettent de percevoir une sensibilité qui traverse toute cette poésie : dans ce monde où le poète est l'interface entre monde divin et monde humain, la parole est poétique et sacrée. Au travers de ce corpus, ils reprennent une histoire bien connue, celle de l'évolution de la poésie à la philosophie, et en offrent une lecture neuve, où l'on voit comment la parole poétique n'a cessé de miroiter : et que c'est dans ces miroitements qu'il est possible de déceler le propre de la poésie grecque, de chaque oeuvre, et de la poésie dans son ensemble.
Le Char de nuages présente la vie et l'oeuvre de Wu Yun (ca. 715-778), une figure emblématique du taoïsme des Tang (618-907).
Si une grande partie de sa production littéraire a aujourd'hui disparu, vraisemblablement sous la pression du clergé bouddhique à l'époque mongole, les textes qui ont survécu éclairent sous un nouveau jour notre compréhension des religiosités lettrées de la Chine médiévale.
Cet essai s'articule autour de deux axes.
D'une part, l'étude du phénomène érémitique dont on pensait jusqu'alors qu'il avait été définitivement théorisé à l'orée du IVe siècle. Or Wu Yun révèle l'existence d'une troisième voie largement empruntée à son époque ; celle-ci conjugue l'intelligence de circonstance et l'accord avec la nature intime de l'être. Ses textes en sont les développements les plus aboutis.
D'autre part, l'analyse des « randonnées célestes » de l'auteur qui nous sont parvenues en intégralité. Wu Yun est le seul lettré taoïste de la Chine médiévale dont on peut mettre en perspective les traités, à vocation didactique, et les poèmes. Cette étude en miroir permet de reconstituer une fonction oubliée de la poésie sidérale, un deuxième niveau de lecture à vocation spirituelle. On s'aperçoit alors que ces écrits ne relevaient pas simplement d'un jeu stylistique et littéraire, ce que l'on considérait jusqu'à présent, mais qu'ils constituaient avant tout de véritables supports de méditation réservés à l'initié. Il s'agissait de pratiques visionnaires, héritées d'une tradition ancienne, destinées à transformer la corporéité de l'adepte par la médiation de l'image intérieure. Ce dernier apprenait ainsi à « marcher dans le Vide ».
Après avoir passé la littérature mondiale à la moulinette de leur humour absurde grâce au blog Les Boloss des Belles Lettres, Michel Pimpant et Quentin Leclerc récidivent et investissent le catalogue de la prestigieuse et respectable collection des Universités de France des éditions des Belles Lettres ! Avec IOLO (cri d'extase bachique signifiant « on ne vit qu'une fois », que certains érudits rappeurs abrègent en YOLO), ils proposent 50 résumés inédits de grands classiques grecs et latins avec en exclusivité mondiale le résumé d'un ouvrage que l'on croyait définitivement perdu : le livre 2 de la Poétique d'Aristote.
Marié trois fois, époux fidèle mais ayant vécu deux longues périodes de célibat, Ovide passe pour un expert en sexualité grâce à son Art d'aimer (Ars amandi), dont le succès ne s'est pas démenti en deux mille ans grâce à sa réputation de poème « érotique ». En réalité L'Art d'aimer, écrit pendant le second célibat, est indissociable de son complément et antidote Les Remèdes à l'amour, composé à la même époque. Et ces deux ouvrages, rédigés ironiquement en forme de traités, tirent leur substantifique moelle des Amours, carnet de jeunesse datant du premier célibat, amputé par l'auteur des deux cinquièmes par rapport à sa première édition (perdue), mais foisonnant encore d'une grande variété de récits narrés avec la même froideur que si l'auteur s'était pris lui-même pour objet d'analyse scientifique. Ainsi, cette trilogie mérite bien d'être titrée de De l'amour, d'autant plus qu'Ovide y dépasse l'objectif que Stendhal se fixera dix-huit siècles plus tard : non content d'observer et de décrire le sentiment amoureux (cristallisation incluse), il le dompte, le domine, offrant à ses élèves des deux sexes, sous l'apparence d'un pittoresque et plaisant badinage, tous les éléments d'une diététique des passions résolument moderniste, libertaire et morale.
Le christianisme a-t-il été une menace pour la culture gréco-romaine ? Au-delà de ce questionnement, ce livre engage une réflexion sur le rapport du christianisme naissant avec l'idée même de culture, telle qu'elle existait avant le christianisme et telle qu'elle s'est modifiée par la suite. En passant en revue chacune des disciplines du septénaire constituant les arts libéraux, c'est-à-dire le socle culturel de tout lettré que les Grecs nomment egkuklios paidéia (grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, musique, astronomie), ce livre montre que, si la culture grecque suscite des oppositions - elle apparaît souvent comme l'expression du polythéisme ou des prétentions des Grecs à atteindre le savoir sans Dieu -, elle peut aussi être défendue par les chrétiens en tant qu'elle forme l'esprit et le rend capable de comprendre les données de la foi. Les auteurs patristiques reprennent ainsi à leur compte une conception ancillaire de la culture qui avait déjà cours dans certains courants philosophiques grecs, mais qui suppose un tri : la culture peut servir d'introduction à la foi, à condition qu'on n'en prenne que ce qui est bon.
Mais au-delà de cette réflexion qui vise à déterminer ce qui, de la culture, doit être sauvé ou rejeté, les auteurs chrétiens tendent à présenter la doctrine chrétienne comme une culture à part entière, et dissocient pour la première fois dans l'histoire la notion de culture de celle d'hellénisme. Paradoxalement peut-être, ils donnent ainsi corps à une idée de culture globale dont christianisme et hellénisme n'apparaissent en définitive que comme deux composantes possibles. La réflexion des auteurs chrétiens aboutit donc à la fois à une relativisation du concept de culture - passage de la culture, forcément grecque, aux cultures, la grecque et les barbares - et à son extension - passage de telle ou telle culture à la culture en général : devient « culture » tout ce qui contribue à nourrir l'esprit, qu'il soit grec ou non. Le christianisme, à l'issue de cette étude, n'apparaît plus tant comme un obstacle à la transmission de l'idéal grec et romain de culture que comme un vecteur essentiel dans la façon dont la notion de culture s'est frayée un chemin jusque dans la Modernité.
Autonome, inventif, persévérant, la tradition classique fait d'Ulysse un idéal d'humanité tourné tout entier vers l'accomplissement de sa mission et la perfection de soi. Dès lors, les épreuves traversées ne sont plus que les instruments d'un message philosophique édifiant. Mais cette lecture classique laisse dans l'ombre toute la « matière anthropologique » que l'Odyssée transforme en récit épique, à savoir l'attachement ambivalent de l'homme au plaisir.
L'originalité de cet ouvrage tient en trois caractères :
- le texte des actes du procès de Rouen est intégral, vérifié aux meilleures sources, complété quand c'est nécessaire par les dépositions du procès d'annulation ;
- l'auteur conduit le lecteur dans la salle d'audience et, fort de son expérience d'avocat de causes criminelles et politiques, lui explique le déroulement de l'affaire, la stratégie des juges et celle de Jeanne ;
- au fil du déroulement des séances du procès, le lecteur fait vraiment connaissance avec Jeanne. L'accusée lui apparait dans toute sa vivacité, son charme, son audace et aussi, ses faiblesses ; la beauté de la langue qu'elle emploie, la précision de sa mémoire et la profondeur, théologique, voire mystique, de ses réponses la font vivre aujourd'hui aussi présente qu'il y a presque six cents ans.
Dans un « envoi » en forme de conclusion, l'ouvrage dessine les traits intemporels de Jeanne, aussi actuels aujourd'hui qu'en son temps.
Les questions que ses juges lui posent sont celles que son histoire nous inspire encore. Jour après jour, Jeanne se fait plus présente à nous et, dégagée de toutes les controverses, caricatures ou raideurs hagiographiques, elle vient à notre rencontre, encore plus jeune et plus entrainante que nous l'imaginions.
Sainte-Beuve disait que toute famille française devait avoir dans sa bibliothèque la Bible et Les fables de La Fontaine. Il faut y ajouter, comme livre indispensable à la compréhension de notre histoire et de notre être, le procès de Jeanne d'Arc.
Un nouveau mode de rapport au monde est né en Grèce ancienne :
L'attitude critique, laquelle a marqué durablement l'histoire occidentale pour ensuite s'imposer de plus en plus à l'échelle mondiale. Dès ce moment beaucoup s'est joué, car l'indépendance de la pensée, le rapport questionnant au monde, le pur intérêt pour le connaître, la tradition de la discussion critique et du franc-parler individuel - c'est-à-dire la tradition du rapport critique à la tradition - allaient non seulement pénétrer à l'intérieur même des doctrines juive, chrétienne et musulmane pour en infléchir le cours, mais gagner à l'époque moderne puis contemporaine leur espace propre dans la Cité. Inventeurs de la démocratie et de la philosophie, les Grecs ont donné naissance à cet ethos-critique dont le mode d'être, le pli culturel si l'on veut, n'allait plus nous quitter.
En dépit des détours et de tous les méandres, les Lumières du XVIII e, de même qu'auparavant la Renaissance, se comprennent donc comme les fruits lointains des Lumières antiques. Dit autrement, il n'y a rien d'absolument inédit dans la critique générale des croyances et l'athéisme moderne lui-même, dans la recherche d'un fondement anthropologique à la Cité et à ses lois, dans la découverte de la relativité des connaissances mais aussi des valeurs d'une culture à l'autre, dans l'exercice de la libre pensée, dans le questionnement radical porté sur la nature du lien politique et les meilleurs moyens d'assurer le bien-vivre-ensemble mais quelque chose comme le prolongement et l'élargissement dans l'espace moderne, de ce dont l'Athènes démocratique a fourni le premier germe et la première impulsion. À relire les Grecs, génération après génération, tous à des degrés divers, Romains, Juifs, Chrétiens, Musulmans, etc., s'inoculèrent et se transmirent les uns les autres ce germe critique qui, selon les différents sols et les différentes périodes historiques, épousa des formes variées.
Le présent essai propose donc une relecture du monde moderne fondée sur une réinterprétation de l'input antique grec, une analyse qui tient compte de la nouvelle humanité, critique et réfléchie, découverte en Grèce, et qui prend donc ses distances vis-à-vis des approches proposées par des auteurs comme H. Blumenberg (la Modernité relève d'une auto-affirmation absolument originale, d'une curiosité théorétique sans précédent dans l'histoire), M. Gauchet (le désenchantement du monde est un phénomène essentiellement moderne, la démocratie d'aujourd'hui tout autre chose que la démocratie antique), et R. Brague (l'Occident tient davantage de la Rome christianisée et hellénisée que d'Athènes). À partir de l'examen de cas concrets, tels que l'idée de créativité artistique dansl'Antiquité, l'agnosticisme ou l'athéisme, la satire sociale tous azimuts d'un Lucien de Samosate, on peut constater que la culture contemporaine n'est pas essentiellement différente mais reprend bien plutôt le fil d'interrogations et d'audaces anciennes.
Le monde moderne a rompu avec certains aspects de sa tradition, mais il n'a pas rompu avec son passé, celui plus ancien, qu'il redécouvre de manière plus libre aujourd'hui. Le but de l'ouvrage n'est d'ailleurs aucunement de sacraliser l'hellénisme, mais de montrer que le potentiel critique, inscrit dans la dynamique même de cette culture, peut nous aider à mieux façonner la société ouverte de demain.
À la différence des pensées antiques qui, invitant à se connaître soi-même, détachent l'âme du corps, la pensée chrétienne élabore une conception du corps étroitement solidaire de l'âme : celle-ci n'est tout à fait elle-même qu'unie au corps qu'elle anime. Or la médecine sait à quel point la vie intérieure du corps nous échappe. Si la Renaissance est ardemment attentive à l'anatomie, de grandes pensées expriment de fortes réserves sur la validité de ce savoir qui pourrait bien n'être qu'un trompe-l'oeil. Plus généralement comment définir le rapport de l'âme et du corps ? Les métaphores qui tentent de le décrire sont aussi nombreuses qu'imparfaites, comme est vif l'intérêt pour ces individus qui vivent ce rapport dans l'incertitude, l'instabilité ou l'inquiétude : le lycanthrope, qui, comme on dit alors, « se met en loup », l'ensorcelé, le fou. À défaut de pouvoir scruter l'intimité des corps, d'être en état d'en franchir la clôture, il faut mettre en place des procédures indirectes d'observation, édifier un complexe savoir conjectural qui sache repérer et croiser les signes.
Nous n'avons pas complètement renoncé à ces représentations.
Une vie, une mémoire.
Une vie passée à séjourner auprès de quelques poèmes aussi bien français qu'anglais, italiens qu'allemands, à la recherche de cette clef, ou comme dit Rimbaud, de cette « musique savante » qui saurait faire résonner le sens de l'existence.
Depuis le jour où, adolescent à la dérive et s'ennuyant dans une classe d'école, il a été frappé par un sonnet de Baudelaire, John Jackson n'a cessé de demander aux poètes de l'aider à mieux saisir ce qu'il ne comprenait pas des faits les plus simples de la vie, qui sont aussi les plus fondamentaux, l'amour, la tristesse, le désir, l'amitié, le sentiment du vide ou de l'absence comme celui de la joie...
La Raison du peuple a pour objet d'expliciter la tension qui structure le projet d'autonomie par lequel, à tort ou à raison, les modernes se définissent. Nous pensons la liberté politique à partir de la catégorie de volonté - volonté de la personne titulaire de droits, volonté générale que l'État souverain représentatif et neutre met en oeuvre. Et nous pensons aussi la liberté comme émancipation des entraves sociales qui nous empêchent d'accéder à une autonomie individuelle et collective vraie. Or cette émancipation requiert pour sa part la constitution de savoirs qui, pour accéder à la scientificité, doivent objectiver la société et les individus qui la composent. Aussi la volonté et le savoir obéissent-ils à des logiques divergentes et ne s'harmonisent pas en un dispositif cohérent. La volonté en effet, celle de la personne ou celle de l'État, n'est soumise à aucune instance supérieure, pas même celle de la raison. Car en démocratie, la volonté seule, exprimée dans l'opinion publique, décide du statut politique de la raison ou de la vérité. Mais le savoir, ordonné à l'idéal d'explication, cherche pour sa part à déterminer les causes de l'opinion publique, et révèle qu'elles sont étrangères à la conscience que les individus ont d'eux-mêmes. Ainsi, alors même qu'elles sont un élément essentiel du projet d'autonomie, les sciences sociales l'inquiètent pourtant, parce qu'elles minent silencieusement la catégorie fondatrice de la politique des modernes, la volonté.
Pour montrer comment nous nous sommes installés dans cette contradiction, devenue invisible, l'ouvrage en fait la généalogie, en remontant à l'origine du problème. La Révolution française ou, plus exactement, le traumatisme qu'elle provoque, y est analysée dans ses effets épistémologiques qui, au cours de la première moitié du XIX e siècle français, donnent naissance à la sociologie - cette sociologie à l'ambition totalisante qui substitue le registre de la vérité à celui de la volonté. Nous avons oublié que la Révolution n'a pas d'abord été perçue comme l'avènement de la liberté. Elle fut longtemps perçue comme une catastrophe produite par ses propres principes. La pensée postrévolutionnaire, rétrograde comme libérale et progressiste, a massivement jugé que l'échec (incarné par la Terreur) était programmé dans les catégories philosophiques élaborées à l'âge classique, notamment le droit naturel et la souveraineté du peuple. La société, saisie désormais comme un plan de réalité spécifique englobant le peuple autant que la personne, et leur donnant ainsi leur sens, fut alors élaborée comme un concept explicitement destiné à invalider la doctrine classique de la liberté.
Élaboré dans la famille contre-révolutionnaire, ce concept de société fut très vite intégré par les progressistes. Ils durent montrer que si le peuple ne résulte pas du concours des volontés individuelles, et constitue bien une classe particulière de la société, il incarne pourtant l'universalité de la raison elle-même.
Faire sortir de l'oubli cette naissance, c'est rappeler à la science sociale son ambition propre, expliquer pourquoi elle s'est pensée, en France, comme une théorie de la raison ; c'est, réciproquement, demander à la philosophie politique qu'elle affronte enfin sa tâche, qui consiste à produire une théorie de la démocratie intégrant la difficile leçon de l'objectivation scientifique.
Consacré à l'oeuvre de Léon Bloy, cet ouvrage revient sur l'étrange rapport à la réalité qui fonde l'entreprise littéraire de l'écrivain et tente de le situer, lui pourtant si solitaire, par rapport à quelques grands modèles du passé et à quelques figures d'artiste de son temps. En effet, pour ce catholique intransigeant, qui juge sévèrement les chrétiens et le clergé de son temps, tout ce qui arrive n'est jamais que la manifestation dans le sensible, la projection dans l'étendue du temps humain de la Volonté divine.
Il ne lui suffit pas de se situer aux antipodes du positivisme ambiant : contrairement aux exégètes chrétiens qui, à son époque, ont pour toute ambition de déchiffrer, beaucoup plus prudemment que lui, le sens symbolique de l'Écriture, il considère que ce mode d'interprétation, loin de devoir être limité au texte de la Bible, peut également être employé pour lire l'Histoire humaine comme un équivalent du Livre sacré.
Ainsi, pourrait-on soutenir à bon droit que toute réalité est textuelle sous le regard de Bloy. Le réel est essentiellement sémiotique pour lui, puisqu'il est, dans ses structures profondes, un langage : c'est le Verbe divin qui se fait écriture dans l'événement même le plus infime. C'est ici qu'intervient la littérature, cette « chose vitale et sainte », qui permet à un poète de « proférer par-dessus les hommes et les temps, des paroles inouïes dont il ignore la portée ». Tout le problème - et il est de taille - réside dans l'ambiguïté de ces manipulations du sens, à la faveur desquelles l'exégèse pratiquée par Bloy prend souvent l'aspect d'une énorme blague. Car Dieu y est curieusement rapproché de ce qui lui est étranger, voire antipathique : même si, dans les travestissements les plus scabreux, l'écrivain trouve la perle d'une révélation théologique, il n'est pas sans danger de tisser systématiquement des liens analogiques entre le Verbe divin manifesté dans la Bible et la syntaxe boiteuse des expériences humaines. Non seulement il lui faut accepter le « pansémiotisme » de Bloy en vertu duquel toute réalité est un signe hypertextuel dont le référent est la Bible, mais il doit aussi s'habituer à ce que le texte littéraire soit déchargé de sa fonction mimétique traditionnelle, pour devenir essentiellement réécriture.
Si la compréhension de la Grande Guerre a permis d'appréhender l'ampleur de la crise mondiale et l'entrée de l'Europe dans « l'ère des tyrannies », elle le doit fondamentalement à Élie Halévy.
Fils du célèbre librettiste d'opéras Ludovic Halévy et de Louise Bréguet, frère de l'essayiste et écrivain Daniel Halévy, le jeune Élie Halévy lance avec plusieurs de ses amis philosophes la très renommée Revue de métaphysique et de morale. Rapidement, sous l'effet notamment de l'affaire Dreyfus où il joue un rôle important, le philosophe se fait historien et s'attèle aux immenses dossiers du libéralisme anglais et du socialisme européen qu'il travaillera jusqu'à sa mort soudaine en 1937.
La Grande Guerre va retenir toute son attention d'historien-philosophe, alors qu'il est engagé volontaire dans des hôpitaux militaires, principalement à Albertville. Accomplissant son devoir patriotique, Élie Halévy s'estime libre d'analyser le conflit et ses conséquences avec une forte acuité, une rare lucidité et une remarquable puissance d'analyse. Ce volume très largement inédit de sa correspondance et de ses écrits de guerre, édité par Vincent Duclert et Marie Scot, préfacé par Stéphane Audoin-Rouzeau, révèle le pouvoir d'une pensée à l'oeuvre pour la liberté et la connaissance.
Cet ouvrage forme le premier tome des oeuvres d'Élie Halévy publiées sous l'égide de la Fondation nationale des sciences politiques et des Belles Lettres.
Les fantômes sont partout : dans la littérature comme dans le cinéma, la photographie, la peinture, la philosophie, les sciences, la technologie et même dans notre vie psychique. Mais qu'est-ce qu'un fantôme ? L'essai Théorie des fantômes tente d'offrir une réponse à cette question. Le fantôme est certes une figure de la peur, mais se pencher sur les formes de la revenance, c'est apprendre à penser les images et les formes artistiques. Envisager le fantôme comme mode de définition de l'image, c'est revenir aux sources culturelles de l'image (étymologies, formes artistiques, questions esthétiques et philosophiques). Ce parcours permet de penser le fantôme comme enjeu esthétique mais aussi question anthropologique puisque le fantôme nous place devant une représentation de la mort et un dispositif de mémoire. Qu'est-ce qu'un fantôme ? Réponse qui, de Pline à Derrida, de Platon à Spinoza, de Poussin à Hippolyte Bayard, de Homère à Shakespeare, de Hitchcock à M. Night Shyamalan, de Botticelli à Mankiewicz, de Kubrick à Benjamin, d'Aristote à Boccace, de Dante à Oliveira, de Barthes à Alain Cavalier, de Mesmer à Billy Wilder, de Proust au Général Instin, cherche à donner les contours esthétiques du fantomatique et des images en s'appuyant sur de nombreuses analyses d'oeuvres littéraires, artistiques et cinématographiques. Cette hantise de la mort qui traverse les oeuvres et la pensée nous permet d'envisager le fantôme comme un acte esthétique fondamental.
Situé dans Rome, ville, par l'Antiquité, de l'histoire et non de la fiction, par le catholicisme, de la religion et non du roman, ce genre a été ouvert par Madame de Staël avec Corinne ou l'Italie (1807). Il compte parmi ses pratiquants des auteurs majeurs tels que George Sand, Alexandre Dumas, les Goncourt, Paul Bourget, Emile Zola, André Gide, Jules Romains, Marguerite Yourcenar, Paul Morand, Michel Butor, et d'autres encore à découvrir ici.
Le roman romain s'établit comme un genre à part entière, s'opposant à la tradition moribonde, au début du XIXe siècle, du Voyage et de son récit, et prenant en compte la modernisation de Rome, qui passe d'à peine cent mille habitants au début du XIXe siècle, à deux cent mille en 1870, un million sous le fascisme, et deux millions dans les années 1960. La prise en compte romanesque de la Ville est comme une manière de se confronter à la modernité.
Il ressort de cet ouvrage la façon dont la littérature française s'est saisie de Rome par le roman afin de se confronter à ses propres interrogations, par le biais du rapport historique à une ville qui est aussi un modèle de civilisation. Rome est alors à la fois la cité antique, qui fait rêver les écrivains, le coeur battant d'un catholicisme en question, et la capitale d'un nouvel état, l'Italie ; c'est aussi la seule ville jumelée avec Paris. Le roman romain permet d'élucider une interrogation de la modernité, de ses valeurs et de sa politique, au coeur de la littérature.