Les villes divisées, en proie à de multiples formes de fragmentation sociale, religieuse, ethnique et politique, sont une réalité prégnante du monde contemporain qui traverse les oeuvres de fiction. Les représentations littéraires et cinématographiques des frontières et démarcations urbaines étaient restées un thème peu abordé par les sciences sociales. Elles sont ici explorées dans une approche résolument pluridisciplinaire. De Belfast à Beyrouth en passant par Londres, Paris, Berlin, Ramallah, Jérusalem, Le Caire, New York ou Bogota, les auteurs s'emparent, à partir de matériaux originaux de quatre thématiques distinctes mais liées entre elles : les tensions liées aux ségrégations sociales et ethniques (« Franchir la ligne ») ; les disséminations sociales et spatiales des communautés urbaines (« La ville disséminée ») ; les mémoires, les démarcations et les pratiques de violence urbaine (« Espaces urbains et violence » ; les rapports complexes entre centralités et marges (« Réfractions urbaines »).
« Toute une grappe de visages juxtaposés dans des plans différents et qu'on ne voit pas à la fois »... C'est ainsi que Marcel Proust conçoit ce qu'il appelle « le visage humain ». Définition bien étrange. On dirait presque de l'hébreu. On croirait presque entendre « panim », qui désigne « le visage », mais qui signifie, littéralement, « faces » - toujours au pluriel. C'est ce pluriel oublié du visage que Proust semble réveiller, avec cet étonnement qui « vient surtout de ce que l'être nous présente aussi une même face »... Énigmes de panim. Mystères d'À la recherche du temps perdu. Combien de visages par personnage ? Quant à ceux de l'auteur... Figures et gueules, esquisses et masques, voiles et rides, larmes et petites marques habitent le livre. Visions tour à tour effrayantes et merveilleuses : le visage fait résonner l'oeuvre de Proust dans toute son étrangeté.
Peut-on filmer le théâtre ? Pourquoi, pour qui, et comment ? Autant de questions décisives abordées ici sous des angles variés à l'heure ou la multiplication et la démocratisation des technologies ne font qu'accroître la demande de contenus et de programmes. Après avoir examiné en détail les potentialités et les contraintes des traces de « captation » et de « recréation », l'auteur propose une solution originale de multicaptation documentaire, fondée sur un dispositif contextualisé d'enregistrements multiples et différenciés de l'éventail des représentations publiques d'un spectacle. Cela dans une dialogique de contribution significative à la réflexion contemporaine sur l'élaboration d'une mémoire précise et créative du théâtre, et de trace « spectaculaire » à même de répondre aux attentes immédiates du grand public. Cet ouvrage s'adresse aussi bien au chercheur et à l'étudiant en Arts du spectacle et en audiovisuel qu'aux praticiens de ces deux disciplines, en passant par un public curieux de la « fabrication » d'une oeuvre théâtrale, en l'occurrence ici celle de Daniel Mesguich. Il s'adresse également à celui qui souhaite mieux comprendre un vécu professionnel lié à des pratiques audiovisuelles dans l'univers du spectacle vivant. Chemin faisant, cette compréhension s'articule dans un double mouvement de réflexion pour agir sur le terrain, et d'intégration d'un recul critique de cette action. En cela, l'auteur redonne vie à une aventure humaine intense, celle qui lui a permis d'oeuvrer en tant que réalisateur à la création en 1991 du premier pôle vidéo intégré dans une structure théâtrale en France.
Établir l'art de l'interprétation comme science, tel est l'objectif de l'Essai de G. Fr. Meier, publié à Halle en 1757. Il s'agit du traité systématique d'herméneutique le plus abouti du rationalisme des Lumières dans son effort pour dégager des principes généraux de l'interprétation, dont le principe d'équité est le coeur. Les règles méthodologiques dégagées permettent de justifier la prétention de l'interprétation à être une connaissance, favorisant ainsi tant la culture que la lutte contre la superstition. La traduction de l'Essai en français permet d'introduire l'herméneutique des Lumières, sa prétention à l'objectivité, son rapport avec la logique et la théorie du langage, dans un paysage marqué par la philosophie herméneutique de Heidegger et Gadamer.
Milena était connue du public par les lettres de Kafka, qui avait su voir en elle un être hors du commun, « un feu vivant ». Milena Jesenská, journaliste à Prague, a payé de sa vie son engagement aux côtés des opprimés, Juifs, communistes, antifascistes. Aujourd'hui, ses lettres au publiciste émigré Willi Schlamm, en 1938-1939, offrent le portrait d'une femme passionnée, mais aussi un témoignage sur la fin de la première République tchécoslovaque, abandonnée par les puissances européennes et livrée à elle-même quand le mal envahit ses rues et ses places le 15 mars 1939. Dans les lettres de captivité, découvertes par un incroyable enchaînement de hasards, Milena, au bout du chemin, se montre telle qu'elle fut toujours : vraie, soutenue par ses convictions et son immense volonté de vivre, libre en dépit de tout. Milena Jesenská est morte à Ravensbrück le 17 mai 1944, l'État d'Israël lui a exprimé sa reconnaissance en l'honorant comme « Juste parmi les nations ».
À en juger par sa réception dès l'Antiquité, la nature de l'oeuvre d'Horace qu'on a nommée Art poétique ne semble pas devoir être mise en question. On tient là le pendant latin de la Poétique d'Aristote, c'est-à-dire un bréviaire technique transposant dans la Rome augustéenne les vues aristotéliciennes, sans doute enrichies d'apports alexandrins, en matière de théorie littéraire. Toutefois, un examen attentif des particularités énonciatives et stylistiques du texte invite à réviser ce jugement séculaire. Mobilisant la langue instable du sermo, l'oeuvre prend les traits d'une épître adressée à des destinataires précis, les Pisons, dont le statut textuel est ici revalorisé. La démarche de renouvellement interprétatif peut même aller plus loin si l'on considère la pluralité des images poétiques qui jalonnent le texte ; ce dernier, affranchi de sa dimension strictement théorique et rendu à sa singularité, apparaît alors comme un poème, au sens fort, sur l'art de la poésie.
Dans un premier temps, un voyage opéré dans la géographie cinématographique du spectateur-Claude Simon permet de mettre en évidence un auteur imprégné de cinéma, un véritable « enfant de cinéma ». Nous suivons la trace des multiples allusions aux techniques qui participent des débuts du cinéma, repérons la marque du cinéma burlesque et du cinéma surréaliste, la place de la Star et de la mythologie hollywoodienne, ainsi que la présence d'un autre versant du cinéma, celui de la pornographie. Toujours dans le cadre d'une typologie du cinéma, les goûts de Claude Simon en matière de Western sont révélés par une lecture attentive des romans. Dans un second temps, l'étude de l'adaptation cinématographique de La Route des Flandres, marquée à la fois par l'enthousiasme et la déception, éclaire les relations ambiguës qu'entretient Claude Simon avec cet art et met en exergue ses choix concrets en matière de cinéma. La description et l'analyse minutieuse du découpage de La Route des Flandres et des dessins de Claude Simon, que l'on peut qualifier de « Story board », permettent de mettre en relief un projet cinématographique très avancé, dans lequel l'auteur se pose la question de l'adaptation et de la représentation.
Depuis les années 1980, les périphéries urbaines sont très fortement investies par les écrivains. Six d'entre eux sont étudiés dans ce livre : François Bon, François Maspero, Jacques Réda, Jean Rolin, Denis Tillinac et Philippe Vasset. Ils « voyagent » sur le pourtour parisien, parfois plus loin, là où, dit-on, la ville est moins ville que la ville, dans des espaces qui souffriraient d'un déficit d'urbanité. Ce faisant, ils en éprouvent la consistance paysagère, compliquent l'opposition facile entre Paris et sa banlieue, apparaissent, de fait, comme les agents d'une requalification symbolique de la ville contemporaine. La démarche de l'auteur se situe ici au confluent d'un corpus particulier, circonscrit dans le temps - les textes retenus ont paru entre 1990 et 2007 - et d'une question de grande ampleur historique, culturelle et esthétique : le paysage. Tout en plaçant les oeuvres commentées dans la lumière où elles trouvent leur relief spécifique, sa réflexion associe ponctuellement l'analyse littéraire à d'autres disciplines (géographie, sociologie, philosophie). Elle apporte ainsi, sur un champ peu exploré de la littérature vivante, un éclairage neuf et original qui s'adresse aux spécialistes du contemporain, ou de l'extrême contemporain, mais aussi à tous les lecteurs intéressés par les pratiques et les savoirs de la ville.
Albert Camus a vingt-deux ans quand il commence à écrire régulièrement dans ses « Cahiers » ; il ne cessera pas jusqu'à sa mort. Il en préparait alors la publication ; elle sera posthume, sous le titre de Carnets. Ces textes, aussi inclassables que divers (laboratoire de l'oeuvre, « choses vues », notes de lectures, impressions de voyages, réflexions philosophiques et, de plus en plus vers la fin de sa vie, notations intimes) sont souvent cités ; ils n'avaient jamais été étudiés en tant que tels. Ils le sont ici, par des chercheurs d'horizons divers, qui interrogent les modalités et les enjeux de cette écriture très spécifique. Les Carnets prennent ainsi toute leur place dans l'oeuvre camusienne, dont ils mettent au jour les ressorts secrets. Au coeur de cette écriture fragmentaire, l'exigence artistique de Camus est aussi manifeste qu'ailleurs ; et c'est à ses Carnets qu'en 1937 - il a alors vingt-quatre ans - il confie sa certitude, qui ne se démentira pas : « Écrire, ma joie profonde ! ». Lire les Carnets se révèle indispensable pour qui veut vraiment connaître Camus...
Au mois de novembre 2010, Pascal Quignard et la danseuse de butô Carlotta Ikeda ont créé la pièce medea, sur la scène du Théâtre Molière, à Bordeaux. Cette rencontre de la danse et de la littérature était-elle donc marquée du sceau de l'inéluctable ? Oui, parce que la danse est au coeur de l'oeuvre de Pascal Quignard, depuis toujours, et elle éclaire indirectement le sens de ses collaborations multiples, avec des peintres, des musiciens, des comédiens. Affirmer la nécessité esthétique et logique de cet événement peut cependant surprendre car, dans le premier temps de l'oeuvre, le corps et sa danse n'apparaissaient guère. Pourtant, quand je l'interrogeais à ce sujet dans les entretiens que nous avons menés ensemble en 2000, il répondit ceci : « La danse est un art, bien sûr. J'en parle très souvent, quoi que vous en disiez, sous la forme du corps humain tournant la tête, tombant les bras levés, versant en arrière. ». Cette réponse m'a laissée songeuse. Je n'avais pas lu la danse dans son oeuvre, et c'est cette erreur de lecture - ou cette myopie - que l'écriture du présent essai a voulu corriger. Aussi ai-je souhaité lire ici ce que je n'avais pas lu, comprendre ce que je n'avais pas compris, en retraçant l'histoire de cette présence, à la fois fantomatique et réelle, du corps et de sa danse dans l'oeuvre.
À l'heure où l'on s'inquiète de la place de la littérature française sur la scène internationale, cet ouvrage établit l'état actuel des recherches qui lui sont consacrées dans le monde. Il présente les enseignements, travaux et publications, et met en évidence les particularités observables selon la diversité des zones géographiques, linguistiques et culturelles. Après la domination successive des écoles formalistes et structurales, puis de celles issues de la French Theory et de la déconstruction, aucune méthode ne semble aujourd'hui s'imposer, et la recherche, désormais plus syncrétique, préfère croiser des approches de nature diverse. Quelques-uns des meilleurs spécialistes mondiaux montrent ainsi quels sont, depuis le basculement d'un siècle à l'autre, les écrivains et les esthétiques les plus étudiés, les méthodes critiques privilégiées et les relations qu'elles entretiennent avec les autres disciplines de la pensée.
Les nombreux travaux réalisés en collaboration avec des artistes, peintres, plasticiens ou musiciens constituent désormais la majeure partie de l'oeuvre de Michel Butor. Ils demeurent cependant peu connus, et sont rarement envisagés par une critique qui s'en tient toujours aux romans de l'écrivain. Or ces réalisations visent à promouvoir un « dialogue avec les arts » où s'affirme la radicalité d'une démarche résolument moderne. Ce « dialogue » permet de mieux comprendre, rétrospectivement, le véritable projet des premiers livres (de L'Emploi du temps, à Description de San Marco...) en les situant enfin dans une entreprise d'envergure. Surtout il manifeste l'émergence d'une réflexion critique originale sur le statut de la création artistique dans le monde contemporain, saisi à travers ses enjeux poétique, politique, esthétique et philosophique.
Jacob Bernays (1824-1881), lettré autant que philologue, fut un grand découvreur. À Bonn où il enseigna, il eut, entre autres élèves, Nietzsche et Wilamowitz. C'est une des figures les plus fascinantes de l'histoire des lettres. Exclu par ses origines juives et par son ascétisme de l'institution, et, du même coup, de la folie d'une productivité scientiste effrénée, qui emportait le siècle, il est resté fidèle aux idées qui avaient justifié les Lumières. Il fit fructifier cette extériorité dans une recherche fondatrice, à la fois savante et ouverte. Ce livre, écrit par un helléniste d'aujourd'hui, se veut le portrait de son oeuvre : il saisit la nouveauté de ses points de vue - sur le sens de la katharsis dans la Poétique d'Aristote, sur l'importance des présocratiques, sur les voies croisées de la philosophie religieuse des juifs et des chrétiens, sur leurs mentalités et leurs rites-, en captant cette nouveauté dans le jaillissement de la découverte, au moment où ces vues se sont exprimées, avec leurs blocages, leurs promesses, leurs déviances latentes, ponctuelles ou définitives. L'histoire juge l'histoire, dans un débat passionné avec le passé, et montre ce qui allait être, mais aussi ce qui aurait pu être.
Réda marche, qui s'en étonnerait ? Il s'engage dans une rue - la première venue est toujours la bonne -, tombe sur une impasse, rebrousse chemin, s'arrête pile pour suivre des yeux le jeu des nuages, peste contre les automobilistes, remonte un boulevard, échange quelques mots avec un passant, emprunte une ruelle, tombe en arrêt devant une vitrine de jouets anciens, remonte un boulevard, achète La Vie du rail. Ses pas composent ainsi un jardin aux sentiers qui bifurquent. Peu lui importe de se perdre : on est toujours perdu. Le fil d'Ariane, celui que le critique voudrait lui nouer à la patte, pour pouvoir le suivre - le filer -, il l'arrache aussitôt, avec impatience. Que cherche-t-il ? Il ressemble à un homme qui aurait perdu quelque chose et qui n'aurait de cesse de le retrouver. Mais voilà, et c'est une difficulté de taille, il ne sait plus ce qu'il a perdu. Peut-être même, cet objet, l'a-t-il aperçu, pris en main, puis rejeté. C'est ainsi que dans les contes le héros croise la bonne fée sans lui accorder plus d'importance qu'à une personne ordinaire et ne se rend compte qu'après de sa méprise. Trop tard ! Aussi est-il un écrivain mélancolique, c'est-à-dire un artiste condamné à chercher inlassablement un objet perdu sans remède. Sans autre remède, en tout cas, que de continuer à lancer sa phrase à l'aveuglette, une phrase, puis une autre, et une autre encore. Chacune vient s'enrouler autour de ce centre absent. Cette recherche inquiète n'en est pas moins drôle. Le saturnien, par pudeur et pour la tenir à distance, retourne sa détresse en humour, constituant ainsi un mélange instable, mobile, capricieux. Nous avons donc suivi Réda dans sa course, d'un bord à l'autre de son oeuvre, tantôt de loin, tantôt presque au coude à coude. Nous aurions aimé le lui retrouver, cet objet perdu, et le lui offrir, à supposer qu'il existe. Rien n'est moins sûr. A défaut, ce petit livre d'accompagnement.
Georges Bataille, la terreur et les lettres met en cause la vulgate critique qui, à la suite de Tel Quel, continue à donner la faveur à une lecture « terroriste » de l'oeuvre bataillienne. On lit toujours Bataille pour le sublime de son abjection et la passion indicible de ses textes. On retient encore de son oeuvre ce moment initial où la révolte contre le surréalisme contribue à proposer l'image durable d'une « écriture » antirhétorique, sacrificielle et pulsionnelle. Or, cette approche est aussi historiquement limitée qu'elle est textuellement problématique. Elle ne permet pas de prendre en compte l'ensemble d'une réflexion littéraire qui, dans les années quarante, revient sur ses textes et repense leur relation au sacrifice et à l'indicible. C'est donc à partir d'une relecture générale de l'oeuvre et plus particulièrement de certains textes charnières des années quarante (le Coupable, L'expérience intérieure, L'impossible) que le présent ouvrage remet en question le « terrorisme » de Bataille. Il réévalue son approche littéraire dans le contexte critique des oeuvres contemporaines pour montrer que l'appel paulhanien à un « retour à la rhétorique » trouve alors davantage d'échos dans l'écriture bataillienne que la terreur anti-poétique. L'expérience intérieure de Bataille, son « impossibilité », n'y perdent pas leur tension vers l'indicible. Elles y gagnent une conscience de leurs clichés et le savoir très sûr de leur littérarité.
Invoquant « la révolte au jour le jour », Albert Camus cherchait dans la vie le bonheur dont il avait fait la quête ultime de l'homme. Le présent volume explore dans l'oeuvre et l'imaginaire de Camus l'importance du quotidien, l'aura du banal, l'étendue du journalier. On y rappelle que, par l'intermédiaire du petit fait vrai ou du pilotis cher à Stendhal, du fait divers ou de l'objet anodin, le quotidien inspire à l'écrivain sa réponse à la brutalité de l'histoire et à l'absurdité du monde. Ce travail collectif se propose ainsi de porter un regard nouveau sur une oeuvre à célébrer au quotidien.
Walter Benjamin écrit : « Nous sommes devenus très pauvres en expériences du seuil. L'endormissement est peut-être la seule qui nous soit restée (mais avec le réveil aussi) ». Cet essai explore quelques expériences du seuil : états intermédiaires ou flottants de la conscience, vastes espaces du sommeil et du rêve, qui témoignent qu'une autre pensée est à l'oeuvre, libérée de l'impératif de la veille, et qui pourtant relève toujours d'une aventure de la conscience. À la fois réflexion théorique sur la notion de seuil et parcours de textes - Michaux, Ponge, Proust y côtoient Derrida et Cixous, mais aussi les grands onirologues de la fin du xixe, ou encore Montaigne et Rousseau - Pensées de passage propose au lecteur une déambulation à travers ces phénomènes psychiques qui traversent la grille des concepts, jusqu'à cette si troublante épreuve de la remontée hors du coma que consigne Leiris. Où sommes-nous passés quand nous ne sommes pas là ?
Peut-on faire du « retard français » un objet des sciences sociales ? Oui, à la condition de s'attacher au discours sur le retard et de délaisser la posture évaluative qui conduit soit à la « tardophilie » soit à la « tardophobie » . Depuis le xviiie siècle, le discours sur le retard, lié à l'idéologie du progrès, a envahi l'espace public en devenant une rhétorique de l'insuffisance et du changement. L'analyse de cette rhétorique en action permet de rendre compte des multiples significations qui lui sont attachées, des croyances et des représentations associées et de ses évolutions dans le temps. L'analyse du corpus des rapports de la planification des années 1950-1960 en matière de science et de technologie montre comment ce discours a été un élément de la politique scientifique et technologique. Les retards sont définis à travers quatre grands « régimes de normativité » : celui fondé sur l'idée du progrès de la science pour lui-même ; celui fondé sur l'idée d'une interdépendance entre les disciplines scientifiques ou entre la science et la société; celui fondé sur la comparaison géographique et, enfin, celui fondé sur l'objectif administratif ou managérial. Constatant au cours du dernier demi-siècle la montée en puissance du régime de la « géocomparaison », ce phénomène est expliqué par les représentations des élites, l'institutionnalisation de la comparaison internationale et la mise en place d'un dispositif intellectuel qui la sert : les statistiques sur la science et la technologie.
Aujourd'hui inscrite au coeur des cultures télévisuelle et adolescente, la dystopie possède une histoire riche pourtant méconnue. Cette forme d'expression qui mêle projection dans le futur et vision critique d'une société révèle les enjeux majeurs des époques qu'elle a traversées. Explorer ses caractéristiques visuelles sur un siècle, de 1840 à la Seconde Guerre mondiale, permet d'observer les lignes de forces d'un imaginaire central dans la littérature et les arts. L'imaginaire dystopique ne touche pas seulement à l'iconographie. Il concerne aussi les ressources textuelles de la description, la circulation transmédiatique des fictions et la définition même d'un univers souvent improprement qualifié par les étiquettes de fantastique et de science-fiction. Ce volume collectif abondamment illustré offre un aperçu chronologique empruntant ses approches à l'analyse de texte, à l'étude de l'image fixe ou animée, à la sociologie des auteurs et de l'édition, ainsi qu'à l'histoire des représentations. Il se centre sur les aires d'expression française, qui ont leurs propres spécificités, distinctes des réalisations anglo-saxonnes. Envisageant tant les oeuvres paralittéraires que celles d'avant-garde, il met à l'honneur une production foisonnante, encore peu étudiée : de Souvestre à Bartosch, sans oublier Henriot et Robida, de l'eschatologie biblique à la poétique des ruines de la ville moderne, en passant par l'archéologie rétrofuturiste et l'imaginaire des fourmis.
Comme il y a un secret de Monte-Cristo, il y a un secret d'Alexandre Dumas. Ce secret concerne l'identité de l'écrivain, et non plus les motifs qui ont dicté le choix du nom porté par le héros. Chacun de ses écrits, de façon éminemment cryptée, remonte à une origine « nègre » rebelle - sa grand'mère était esclave -, mais fait appel aussi à une origine « blanche » conforme - son grand-père était un hobereau normand parti chercher fortune aux Îles dans le sucre et la traite -, qu'il a décidé toutes deux de revendiquer. Le présent ouvrage explore les méandres suivis à travers l'oeuvre dans ce difficile jeu de bascule et met au jour ce qu'il en est de la véritable négritude d'âme et de peau assumée par Dumas. Il montre quels curieux substituts certains animaux totémiques offrent au fervent chasseur que celui-ci affiche être. Il découvre aussi par quelle « cuisine » la bête élue doit être apprêtée pour convenir au destin - au festin - symbolique qui est, de toute nécessité, le sien. Ce n'est donc pas pour rien que l'écrivain clot son oeuvre par un Dictionnaire de Cuisine. Une page est un plat, et la viande esprit, si l'encre est farine.
Comment aborder le récit contemporain ? La variété de ses structures formelles et ses jeux d'intertextualité sont désormais bien connus, mais la sensibilité perceptive inhérente aux façons de raconter demeure peu étudiée. Or, chaque récit déploie, de manière diffuse, un univers discursif et perceptif pétri d'imaginaires et de mémoires collectives qui mérite considération. Le sens s'y noue au sensible qui le fonde. D'où la nécessaire approche esthétique revendiquée par cet essai. Dans l'univers contemporain, les sens sont certes sollicités par la variété du monde, mais aussi par les cultures livresques et audio-visuelles, entre genres anciens et nouveaux médias : quelles conséquences ces nouveaux modes de perception ont-ils sur la façon de raconter ? Comment, pour nous qui la lisons, la littérature s'en trouve-t-elle transformée ? Les études critiques ici rassemblées démêlent ainsi l'intrication du sens, de la perception sensible et de la mémoire culturelle chez des écrivains aussi divers que Michel Leiris, Louis-René des Forêts, Witold Gombrowicz, Emmanuel Carrère, Jean-Philippe Toussaint, Lydie Salvayre, Antoine Volodine ou Nathalie Sarraute. Elles ouvrent la voie à une approche renouvelée de la narrativité contemporaine.
Au cours des vingt dernières années, les études théâtrales en France se sont éloignées à la fois d'une étude littéraire des textes et d'une approche purement linguistique et sémiotique des spectacles. Elles se sont efforcées de suivre et de décrire la pratique de la scène en vue d'une meilleure connaissance du phénomène théâtral. Cette étude rend compte de cette profonde mutation de la théorie, de la sémiologie et de la pratique de l'art dramatique, en analysant systématiquement texte, acteur, espace et réception. Sa matière est celle, éminemment instable, de la mise en scène contemporaine, son esprit celui d'une confrontation ludique entre l'austère étude du théâtre et sa plaisante pratique sur les scènes comme dans les ateliers.
Le spectre de la « mère morte », une mère physiquement présente mais émotionnellement absente, hante l'oeuvre de Camille Laurens. Cette hantise laisse ses traces dans l'écriture romanesque de Camille Laurens, qu'on pourrait décrire comme un kaléidoscope : à chaque secousse, les mêmes thématiques, motifs et images obsessionnels forment une nouvelle figure. Les références intertextuelles (aux textes littéraires et mythiques, contes, paroles de chansons) et intersémiotiques (aux films, photographies, oeuvres d'art), contenues dans les romans, sont autant de fragments du kaléidoscope imaginaire de l'auteure, qui éclairent, tout en les réfléchissant, les fragments d'histoires énigmatiques. L'apport d'André Green est crucial pour étudier les rapports entre la présence textuelle d'enfants morts et le rôle de la mère à la fois vivifiante et mortifère. Il s'agit d'examiner la façon dont la romancière s'empare du concept de la « mère morte », qui se répercute dans son oeuvre, pour en construire un mythe personnel.
La littérature a fait de la jalousie un de ses paysages privilégiés. Or, les oeuvres lues ici obligent à sortir des sentiers battus : s'y crayonnent des territoires étranges où, infaillible, l'intelligence ouvre à sang la vanité humaine. Tous ces écrivains - Madame de La Fayette, Bataille, Leiris, Michon, Quignard - sont rejetons modernes de la Déception courtoise : ils savent tout du désir qui trahit, manque son objet à l'instant où il croit le saisir. Aussi se hâtent-ils de jeter sur l'amour l'ombre qui le fera mourir. La jalousie est l'oeil d'excès propre à leur écriture: il aveugle l'infini du désir, irradie ce chagrin de la limite, qui, versé à cette illimitation qu'est la Littérature, donne à la vie son air de légende, à la création, son prestige.