J'ai toujours été fasciné par le personnage de saint François d'Assise, l'un des plus impressionnants en son temps et jusqu'aujourd'hui de l'histoire médiévale. D'abord par le personnage historique qui, au coeur du tournant décisif du XIIe au XIIIe siècle, où naît un Moyen Âge moderne et dynamique, fait bouger la religion, la civilisation et la société. [...] Mais l'homme aussi m'a fasciné, alliant simplicité et prestige, humilité et ascendant, ouverture et refus, physique ordinaire et rayonnement exceptionnel, se présentant dans une authenticité accueillante qui permet d'imaginer une approche à la fois familière et distanciée. François a été très tôt celui qui, plus que tout autre, m'a inspiré le désir d'en faire un objet d'histoire totale, exemplaire pour le passé et le présent. Ce qui m'a retenu d'écrire cette vie, c'est que j'étais absorbé par une réflexion et des travaux d'historien d'un caractère plus général et qu'en outre il existait d'excellentes biographies de François.
Ne me satisfaisant pas, aujourd'hui, d'avoir investi l'essentiel de mon entreprise biographique dans un Saint Louis très différent par son héros et par la dimension monumentale de ma tentative, je me suis résolu à publier l'ensemble des textes que j'ai consacrés à saint François.
Jacques Le Goff.
Ernst H. Kantorowicz (1895-1968), l'un des plus grands historiens du XX? siècle, publie en 1927 la biographie de Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250). Il y renouvelle le genre dans une tentative aboutie d'histoire «totale» qui associe aussi bien les apports de l'économie, de la culture, que de l'interprétation sociale et psychologique. Frédéric, héros hors du commun, se prête à l'exercice : aussi habile en politique qu'à la chasse, précurseur des princes de la Renaissance, il crée une cour où se rencontrent les plus grands lettrés de la culture chrétienne, juive et musulmane. Passionné par l'astrologie et la divination, architecte à ses heures, il écrit lui-même un traité de fauconnerie. Avec L'Empereur Frédéric II, Kantorowicz ouvre des perspectives complètement nouvelles. Il s'intéresse autant aux «réalités» événementielles qu'à la construction de la symbolique et de l'imaginaire politiques et met en lumière les conditions de formation, dès l'époque médiévale, de l'État moderne, séculier, en lutte contre la papauté.Trente ans plus tard (1957), Kantorowicz donne un second chef-d'oeuvre : Les Deux Corps du Roi. Il y poursuit son enquête sur la généalogie de l'État moderne en tirant, avec une éblouissante érudition, le fil des mutations de la doctrine médiévale de la royauté bicorporelle, et la prolonge par une analyse sur les origines des «religions politiques modernes». Victime des lois de Nuremberg en Allemagne, puis opposant au maccarthysme aux États-Unis, Kantorowicz s'emploie à éclairer la genèse des pathologies politiques du XXe siècle.
Les croisades sont un phénomène d'ordre tout à la fois religieux, culturel, social et politique. Il fallait donc déployer une approche historique qui restitue la totalité des dimensions de cet événement d'une portée immense et dont notre époque se fait encore l'écho. La grande historienne Zoé Oldenbourg distingue deux époques:la première (de 1096 à la fin du XII? siècle) comprend la conquête de la Terre sainte, la fondation du royaume franc d'Orient, la chute de ce royaume; la deuxième (1202-1270) comprend les tentatives de reconquête des Lieux saints, toutes avortées ou détournées de leur but initial:la conquête de Constantinople, les croisades d'Égypte.Le présent ouvrage traite de la seule première époque des croisades. L'auteure explique les origines du mouvement et les rapports entre l'Occident latin et les deux grandes civilisations orientales:Byzance et l'Islam. Elle retrace l'histoire du royaume latin de Jérusalem, ce curieux État franc, qui, né du plus brutal esprit de conquête, fut un instant sur le point de devenir un médiateur entre l'Orient et l'Occident.
Un autre Moyen Âge, c'est d'abord celui qui, sans anachronisme, nous restitue quelques clés de nos origines : aux réalités dont s'est enrichie notre mythologie - la faim, la forêt, l'errance, la pauvreté, la mendicité, la lèpre, la domination des puissants et des riches sur les faibles et les pauvres -, il allie ces créations dont nous vivons toujours : la cité, la nation, l'État, l'université, le moulin, la machine, l'heure et l'horloge, le livre, la fourchette, le linge, la personne, la conscience et finalement la révolution. Un autre Moyen Âge, c'est ensuite et surtout le champ privilégié des expériences de l'histoire nouvelle : histoire du quotidien, du temps long, histoire des profondeurs et de l'imaginaire. Un Moyen Âge où les hommes vivent dans les temps divers qui rythment leur existence : temps de l'Église, temps du marchand, temps du travail. Un Moyen Âge où les hommes travaillent dans des conditions économiques et technologiques qui leur apprennent à maîtriser lentement la nature tout en approfondissant le fossé entre travail manuel et intellectuel. Un Moyen Âge où la culture évolue entre les raffinements scolastiques des universités, pépinières d'une nouvelle élite, et les rapports complexes entre la culture savante de la caste ecclésiastique et la culture populaire contre laquelle les clercs mènent une lutte multiforme.
Devant le trésor de Saint-Denis ou les vitraux de Chartres, les fresques de Giotto ou les palais florentins, qui ne s'est interrogé sur les conditions sociales et les représentations mentales qui ont environné et inspiré le geste de leurs créateurs ? Cette vaste sociologie de la création artistique, chef-d'oeuvre d'un grand historien doublé d'un écrivain, replace l'ensemble des hautes productions de l'Occident médiéval dans le mouvement général de la civilisation. Elle offre des clés pour pénétrer cet univers de formes complexe et fascinant.Georges Duby montre donc comment, au XI? siècle, ce que nous avons appelé la féodalité transféra des mains des rois à celles des moines le gouvernement de la production artistique ; comment, cent ans plus tard, la renaissance urbaine établit la cathédrale au foyer des innovations majeures ; comment, au XIV? siècle, l'initiative du grand art revint aux princes et s'ouvrit aux valeurs profanes. Le temps des cathédrales est ainsi encadré entre celui des monastères et celui des palais.L'influence de cet essai n'a cessé d'être déterminante aux avant-postes de la recherche historique. Auprès du grand public, son succès est considérable. Et l'on sait que s'en inspira une longue série d'admirables images que la télévision continue de diffuser dans le monde entier.
Barbastro est à l'Espagne médiévale ce qu'est la bataille de Poitiers à l'histoire de France:un fait d'armes - une défaite non décisive de troupes musulmanes - qui, au fil des siècles, fut sublimé par un récit national en une date majeure des Croisades et de la Reconquête. Au printemps 1064, une armée de guerriers franchit les Pyrénées, animés, a-t-on dit, par le désir d'en découdre avec l'Autre, à savoir le musulman. Celui-ci a mérité d'être puni puisque, non seulement hérétique, il vient d'occire le souverain aragonais avec lequel plusieurs lignages nobiliaires d'outre-monts ont tissé des liens d'amitié. Les cavaliers fondent sur une petite cité musulmane de la vallée de l'Ebre appelée Barbastro, qu'ils enlèvent avant de la perdre à nouveau l'année suivante. Il ne s'agit plus d'entreprises individuelles et d'une portée limitée, mais d'une expédition de plusieurs milliers d'hommes venus du nord et rejoints par des guerriers normands d'Italie et des contingents catalans. Ces troupes se seraient mobilisées à l'appel du pape:pour nombre d'historiens c'est ici, au pied des Pyrénées, que serait née la «Croisade». Sans doute quelques puissants, sous l'influence d'abbés ou d'évêques, se sentent-ils porteurs d'une mission chrétienne, mais quelques décennies plus tôt encore, des comtes s'étaient entendus avec des Arabes pour attaquer Compostelle, le haut-lieu de la chrétienté hispanique; quant aux habitants qui peuplent les campagnes ou les bourgades naissantes, ils n'ont qu'une maigre idée de l'Islam et des musulmans. C'est tout autant l'envie de combattre, de vaincre et de conquérir et le désir de s'emparer d'un butin qui animent les combattants. À la manière de Georges Duby dans Le Dimanche de Bouvines, les auteurs déploient toute la richesse de l'histoire événementielle, tant cette bataille sert de révélateur des structures, des cultures et des sensibilités. Bien que peu éclairé par les sources, qu'elles soient arabes ou latines, l'épisode de Barbastro fut gravé dans les mentalités pour devenir, à la manière de Bouvines, «un lieu de mémoire».
En 1096, l'appel du pape Urbain II mobilise la chrétienté. De Godefroi de Bouillon à Saint Louis, durant deux siècles, des Occidentaux de toutes classes sociales se croisent pour conquérir et défendre la Terre sainte. Sentiment religieux ou considérations politiques ? Au nom du Christ, ils massacrent les infidèles, prennent Nicée, Antioche, Tyr, Jérusalem, et fondent les États latins d'Orient. Pour les musulmans, cette épopée de la foi est une agression barbare. Avec l'émir Zengi et Nur ed-Din, son fils et successeur, ils proclament le jihad ou guerre sainte. Le mythe de l'invincibilité des Francs est détruit. Saladin, sultan d'Égypte et de Syrie, porte un coup fatal aux Occidentaux qui sont définitivement expulsés de Terre sainte en 1291.
Georges Tate retrace les étapes de cette confrontation sanglante entre deux mondes.
Les rythmes entraînent la vie entière des individus et des sociétés : il n'y a pas de vie sans rythme, c'est-à-dire sans une mise en ordre variable de faits qui se répètent en combinant indéfiniment périodicité et rupture. Pourtant, il n'existe pas à ce jour une histoire des rythmes qui confronte nos conceptions à celles du passé. Or le contraste est fort entre notre monde, où les rythmes sont observés dans des champs séparés, et la civilisation holiste de l'Europe médiévale, où ils entrent en résonance avec la totalité de la Création, que Dieu aurait façonnée en six jours. C'est à ce rythme fondateur que le livre de Jean-Claude Schmitt emprunte sa propre scansion, en explorant les significations du rythmus médiéval, les rythmes du corps et du monde, ceux du temps, de l'espace et du récit, avant de s'interroger sur la fonction des rythmes dans le changement social et la marche de l'histoire.
C'est un étrange dossier des archives de la Bastille et l'un des plus fascinants, fait de paperolles, qu'ouvre, pour la première fois, Robert Darnton.
Au printemps de 1749, le lieutenant général de police à Paris reçut l'ordre de capturer l'auteur d'une
«Les Bédouins sont une des grandes civilisations du monde. Même si change leur mode de vie, leur âme millénaire n'est pas près de changer. En tout cas, nous ne comprendrons ni l'actuel concert des peuples, ni le cheminement de l'histoire, et encore moins le tuf mental des révélations monothéistes, sans connaître ces nomades ou semi-nomades de la presqu'île arabe. On pourrait même parler de les reconnaître tant nous leur devons, à notre insu (et au leur), une part de nos réactions. [...] Or, il a été rare que des étrangers aient su voir avec intelligence ces Bédouins soucieux de mouvement plus que d'évolution et férus de généalogie plus que d'écriture. Mais un jour une chimère de Bonaparte a entraîné un jeune Syrien d'Alep à s'intéresser à toutes les tribus arabes qui nomadisent entre l'Égypte et l'Iran, entre le Yémen et la Palestine. Ce modeste commerçant syriaque n'a manqué ni de courage ni d'intuition : il est, cent ans avant le colonel Lawrence, un témoin exceptionnel de cette quotidienneté bédouine que côtoyaient la Bible et le Coran.» Jean Grosjean.
Le projet révolutionnaire s'est largement identifié à un projet pédagogique, qui déborde de beaucoup les dispositifs scolaires pour s'attacher à une véritable conversion : du sujet au citoyen, de l'homme enchaîné à l'homme libre, du vieil homme à l'homme régénéré. Au coeur de cet ouvrage, on trouvera l'essai consacré à cette entreprise, dont Saint-Just a défini l'ambition («faire des hommes ce qu'on veut qu'ils soient») et Mirabeau le possible délire : «Avec des moyens appropriés, on pourrait passionner les hommes pour une organisation sociale entièrement absurde, injuste et cruelle.» Toutes les études qui accompagnent ce texte central éclairent à leur manière la tentative utopique, magnifique et désespérée, de maîtriser à la fois l'événement et la durée, l'individu et le collectif, l'opinion réfléchie et l'opinion spontanée. Se dessine ainsi le vrai sujet de cet ensemble, que traitaient déjà La Fête révolutionnaire (1976) et L'École de la France (1984) : l'entrée, avec la volonté d'instituer l'homme aussi bien que le citoyen, dans notre culture démocratique.
En France, au début du XVe siècle, le modèle de l'armée féodale atteint ses limites. Ainsi, à Azincourt, en 1415, les archers et arbalétriers sont laissés de côté ou mis dans l'impossibilité de jouer leur rôle de soutien de la cavalerie lourde, livrée à elle-même. Cet échec signe, !"#$%&'&()*+ %#+ ,(+ &+ %#+ -!."/'#)0&+ &+ %#+ 12&3#%&"0&4+5#"#%%6%&'&()*+ %7#")0%%&"0&+ 8+ .9! "&+ s'améliore et se perfectionne. Elle devient une spécialité française et donne naissance à des bombardes monumentales qui, outre leur puissance sans précédent témoignent aussi de la richesse et du pouvoir de leurs propriétaires.
Le milieu du XVe siècle marque un tournant décisif dans l'organisation de l'armée, dans la conduite de la guerre et dans les moyens techniques utilisés. L'action de Jeanne d'Arc, aussi brève que marquante, se traduit par un retour à une politique offensive de la France.
Artillerie plus mobile et performante, l'armée royale permet au souverain de reconquérir les territoires occupés par les Anglais, de mettre un terme à la guerre de Cent Ans et de conquérir les grands duchés indépendants. En 1515, avec la victoire de Marignan, François Ier renoue avec la tradition du roi chevalier, guerrier et victorieux.
Au moment où ils mettent le siège devant Orléans, les Anglais se croient tout près de réaliser leur vieux dessein : annexer la France à la couronne d'Angleterre. Le sort de la ville, berceau de la dynastie capétienne et lieu stratégique essentiel, va ainsi décider de la survie, ou de la disparition, de la monarchie française ; c'est là que la guerre de Cent Ans va être perdue ou gagnée. Dans ce théâtre d'affrontement politique, militaire, symbolique, voici qu'apparaît, signe de la volonté divine, une jeune paysanne, la Pucelle, qui va galvaniser les énergies latentes des Orléanais pour mettre en déroute l'envahisseur et le refouler hors du royaume. De ce moment charnière, Régine Pernoud donne une reconstitution magistrale. Quarante ans après sa parution, ce livre n'a rien perdu de son éclat. Dans une postface inédite, Jacques Le Goff explore la portée historique de l'événement en faisant écho notamment au Mystère du siège d'Orléans, cette oeuvre théâtrale qui offre le commentaire le plus profond sur le siège et son dénouement : ce n'est pas la force des armes qui sauve Orléans, et la royauté, mais le décret de la Providence. En mettant fin à la «France anglaise», Dieu signifie sa résolution de modeler les sociétés humaines en autant de nations distinctes. Ainsi s'esquisse, à l'épreuve de cet épisode mémorable, une «idée nationale» avant la lettre : la libération d'Orléans s'inscrit dans le lent processus qui devait aboutir à la formation des nations européennes.
La République, surtout dans la période fondatrice de la Troisième, a été fertile en célébrations ; il suffit de songer au 14 Juillet. Mais la fête républicaine, toute hantée qu'elle soit par les grands souvenirs de la Révolution, par son répertoire de dates, de chants, d'emblèmes et de héros, a ajouté ses propres difficultés et contraintes à celles que Mona Ozouf avait naguère mises en lumière pour la fête révolutionnaire.
Solennité à caractère religieux et même franchement catholique ? Liturgie civique d'inspiration protestante ? Culte patriotique avec saints et martyrs ? C'est une quatrième formule qui a fini par l'emporter, celle de Jules Ferry : une communion citoyenne individualiste et laïque. Non sans débats de doctrine et même de philosophie qu'Olivier Ihl restitue dans leurs richesses et leurs subtilités. Mais le mérite et l'originalité de cet ouvrage sont de doubler cette interrogation théorique de l'identité républicaine d'une plongée dans les profondeurs provinciales et, loin des grandes scénographies parisiennes, de s'établir au village, après Maurice Agulhon, pour suivre le maire à l'époque où pavoiser, c'était soutenir la candidature de la République.
De nos jours où la ferveur des solennités paraît si difficile à ranimer, la longue histoire que nous fait revivre l'auteur suggère comment, de cette forme de vote politique pour la République, le vrai jour de fête est devenu, en définitive, le jour même du vote et des élections.
En France, les trois derniers siècles du Moyen Âge ont été marqués par l'édification d'un État monarchique à vocation absolutiste. Mais comment cette décisive mutation des rapports de pouvoir a-t-elle été vécue dans les esprits ?On est frappé par l'abondance et la diversité des témoignages de la conscience politique. Le dogme dirigeant du roi «empereur en son royaume» n'a pas impliqué que les monarques successifs aient pu exercer leur empire sur une société muette. C'est le contraire qui s'est produit. Les forces vives du royaume n'ont jamais manqué d'interprètes pour soutenir, escorter, critiquer ou combattre le pouvoir. Par toutes sortes de biais, traités, discours, sermons, doléances, par une foule d'écrits théoriques ou bien de circonstance, gouvernants et gouvernés ont entretenu un dialogue constant, gage d'un consensus intellectuel et moral suffisamment solide pour assurer, bon gré mal gré, la cohésion nécessaire du pays.C'est dans les idées et les croyances politiques du temps ainsi manifestées qu'ont pris racine les institutions étatiques, que la couronne est apparue à tous comme une entité indisponible, préservatrice du destin communautaire, et que les Français, qui déjà se proclamaient libres, se sont habitués à vivre sous une royauté prompte à arborer sa stature «très chrétienne» et impériale.
Charlemagne se tord la barbe et pleure ; devant Guillaume le Conquérant, Harold prête serment les mains posées sur des reliques ; les bras tendus, le prêtre élève l'hostie que les fidèles, à genoux et les mains jointes, fixent du regard ; tous font des signes de croix. Qu'ils nous surprennent ou nous paraissent aujourd'hui encore familiers, tous ces gestes sont liés à une culture et à son histoire. Car il n'existe pas de gestes «naturels», mais des usages sociaux du corps, propres à chaque civilisation et qui changent au cours du temps.Ce livre explore l'histoire des gestes en Occident, depuis l'Antiquité tardive jusqu'au Moyen Âge central. D'entrée de jeu, il souligne un problème crucial : l'historien, à l'inverse de l'ethnologue ou du sociologue, n'atteint pas directement les gestes du passé, mais toujours dans des écrits ou des images, des représentations des gestes qui en sont aussi des interprétations données par la culture du temps. Ce qui déplace et enrichit le questionnaire de l'historien : qu'est-ce que «faire un geste» dans la société chrétienne du Moyen Âge ? Comment juge-t-on à cette époque le corps, son mouvement et ses attitudes ? Existe-t-il alors une ou des théories du geste ?
«Au XII? siècle, des prêtres se sont mis à parler plus souvent des femmes, à leur parler aussi, à les écouter parfois. Celles de leurs paroles qui sont parvenues jusqu'à nous éclairent un peu mieux ce que je cherche, et que l'on voit si mal:comment les femmes étaient en ce temps-là traitées.Évidemment, je n'aperçois encore que des ombres. Cependant, au terme de l'enquête, les dames du XII? siècle m'apparaissent plus fortes que je n'imaginais, si fortes que les hommes s'efforçaient de les affaiblir par les angoisses du péché. Je crois aussi pouvoir situer vers 1180 le moment où leur condition fut quelque peu rehaussée, où les chevaliers et les prêtres s'accoutumèrent à débattre avec elles, à élargir le champ de leur liberté, à cultiver ces dons particuliers qui les rendent plus proches de la surnature. Quant aux hommes, j'en sais maintenant beaucoup plus sur le regard qu'ils portaient sur les femmes. Elles les attiraient, elles les effrayaient. Sûrs de leur supériorité, ils s'écartaient d'elles ou bien les rudoyaient. Ce sont eux, finalement, qui les ont manquées.»Georges Duby.
Presque toute l'histoire de Constantinople se résume et se concentre dans son hippodrome, le plus romain de ses édifices : d'abord un monument de la vie citadine parmi d'autres, aux IVe siècle, il devient, aux Ve-VIe siècles et jusqu'à la prise de la ville par les croisés en 1204, la matrice d'une culture authentiquement populaire et un pôle de la vie politique.
C'est moins à cette longue histoire et à ses prolongements légendaires qu'à la dynamique et la symbolique des jeux que s'intéresse ici Gilbert Dagron. Dépourvues en elles-mêmes de contenu social mais servant à l'expression d'affrontements de tous ordres, les courses donnent lieu à une étonnante confrontation entre un pouvoir célébré dans sa toute-puissance et un peuple porteur de légitimité. La rivalité des "rouleurs", les Bleus et les Verts, dans l'hippodrome et parfois en dehors, se charge en effet de sens multiples, à la fois politiques, sociaux et religieux.
Si les courses, déjà "laïcisées" à Rome même, sont condamnées par l'Eglise comme "païennes", c'est parce qu'on y redécouvre de vieux rituels sous-jacents et qu'elles exaltent, dans la Nouvelle Rome chrétienne, une religion de l'Empereur chrétien qui n'est pas tout à fait celle des clercs. Mais derrière l'indignation des chrétiens les plus ardents, il faut lire une fascination qui leur fait voir toutes sortes d'analogies et d'oppositions entre l'hippodrome et l'église, entre les courses et la liturgie.
1712-2012 : le tricentenaire de sa naissance est l'occasion de découvrir en Rousseau notre contemporain, que nous voulions repenser notre rapport à la nature, la singularité de chaque subjectivité, ou le lien nécessaire entre liberté politique et égalité sociale.
Cet ouvrage - qui accompagne une exposition qui se tiendra à l'Assemblée nationale - entend souligner, en évoquant ce moment fondateur que fut la Révolution française, le rôle joué par Rousseau dans la formation de l'idée moderne de démocratie. La Révolution affirme, dans la tourmente et les conflits, les principes indissociables de la souveraineté du peuple et des droits de l'homme : il n'y a de société légitime que celle qui se donne ses propres lois, qui ont pour objet de promouvoir et garantir les droits dont chaque homme doit jouir comme être libre.
Ces principes s'étaient frayé leur voie de la Renaissance aux Lumières. Les révolutionnaires les ont reçus de Rousseau, avec l'idée qu'une révolution, parfois, permet à un peuple de " renaître de ses cendres ". Les révolutionnaires ont vu en Rousseau " un des premiers auteurs de la Révolution ". Une sorte de culte se développe, à fois populaire et officiel, dont le point d'orgue est sa panthéonisation, décidée par les Montagnards et mise en oeuvre par les Thermidoriens.
La première partie de l'ouvrage montre comment Rousseau a été constitué en figure tutélaire de la Révolution. Mais - comme le montre la seconde partie - une autorité reconnue peut être disputée : chaque parti veut mettre Rousseau à son service pour défendre, sur la souveraineté, les institutions, l'éducation, les moeurs, la religion, des positions opposées. Plus qu'un maître à penser ou une icône consensuelle, le Rousseau de la Révolution est objet de débat.
C'est dans ce contexte que se comprend l'étonnante quête de ses manuscrits dans laquelle s'est engagée la Convention, qui a réuni un ensemble unique de manuscrits, notamment de la Nouvelle Héloïse, de l'Emile, des Confessions, et des Dialogues (où Rousseau juge de Jean-Jacques). Issue du fonds de l'Assemblée, ainsi que de prêts consentis par la BNF, le musée Carnavalet, l'Institut de France (abbaye de Chaalis), le musée Jean-Jacques Rousseau de Montmorency, une riche iconographie permet de restituer toutes ces dimensions, qu'étudient une série d'articles dus à des spécialistes reconnus.
Que nous raconte ce livre qui jamais n'ennuie? Simplement l'histoire des Lumières et des débuts de l'âge moderne à travers les tribulations d'Alexandre le Grand sous les plumes européennes des moralistes, antiquaires et autres honnêtes hommes qui se piquent de l'Histoire ancienne, philosophes, romanciers, historiens, et bientôt philologues. Car, tirée à hue et à dia, la figure du Macédonien sert toutes les causes. Tour à tour, il incarne, pour l'éducation du Prince, la supériorité des héros antiques, figures de moralité et de grandeur inspiratrice; pour les tenants de «l'histoire philosophique», il pose le problème de la démesure d'une conquête qui échoue en Asie; pour d'autres, intéressés par le mercantilisme, il inaugure l'histoire du développement des échanges qui assoie la domination européenne, voire, pour certains, anglais notamment, la fondation d'une politique d'établissement de comptoirs destinés à devenir des têtes de pont d'une colonisation à entreprendre; pour d'autres encore, tout cela n'est que fariboles, nées des récits partisans d'historiens de l'Antiquité, et discourir sur Alexandre ne peut se faire qu'à partir de connaissances assurées par l'archéologie et la philologie, ces disciplines dont l'efflorescence marquera les deux siècles à venir. À toutes ces préoccupations s'ajoute enfin la montée des nationalismes:alors que l'Angleterre et la France se livrent la bataille du déchiffrement des hiéroglyphes en Égypte, tandis que Winckelmann définit les codes de la beauté par les sources grecques du continent, un jeune historien, en Allemagne, blessé par les invasions napoléoniennes, s'attache, inspiré par Montesquieu, à donner d'Alexandre l'image d'un conquérant résolu à créer une communauté de destin entre Grecs et Perses. Il publie en 1833 une Histoire d'Alexandre qui passe désormais jusqu'à nos jours pour le tournant fondateur de l'historiographie de l'Antiquité. Il s'appelle Droysen, mais ses contemporains se souviendront de lui comme l'auteur de la première grande histoire nationale... de la Prusse. Alexandre le Grand voulait traverser l'Orient; avec Pierre Briant, professeur au Collège de France lancé sur les traces de l'Alexandre des Lumières, le lecteur traverse l'Europe au tournant de sa modernité.
La voici enfin, cette thèse devenue légendaire depuis sa soutenance en Sorbonne, en 1956, et que son auteur s'était ingénié pendant trente ans à dérober à la publication. Encouragé par le succès de ce prélude à la symphonie qu'était Du sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages (1987), pressé par la maladie, Alphonse Dupront s'y était décidé sur le tard, à quatre-vingt-deux ans, pour ne plus quitter la mise au point de son manuscrit qu'à sa mort, en 1990.Cette installation dans la durée, jusqu'au message d'outre-tombe, ne fait que servir l'entreprise dans son génie d'initiation et son esprit d'intemporalité. Car Le Mythe de croisade n'est pas le récit, si riche soit-il, des péripéties d'un souvenir - la croisade après les croisades -, mais l'histoire, au sens le plus charnel du mot, d'une survie de la croisade. Aspiration sacrale, idée-force toujours vivante en nous, dans la conscience collective de l'Occident, aventure spirituelle qui a nourri et qui nourrit encore une des sources majeures de la formation de l'Europe.Cette plongée au coeur du sacré historique, Alphonse Dupront l'a menée selon la méthode qu'il définit lui-même des «convergences»:d'une part, une enquête au long cours sur les trois siècles des croisades réelles (XI?-XIII? siècles) et sur les quatre qui les ont suivis de croisades racontées, rêvées, espérées, transfigurées (XIV?-XVII? siècles); d'autre part, une traversée des épaisseurs du mythe - sa sociologie, sa physique et sa métaphysique -, depuis sa naissance jusqu'aux temps présents et futurs.